Bruno Latour : 5 références pour plonger dans les travaux du philosophe, en architecte
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En diffusant la thèse de l'anthropocène auprès des architectes, Bruno Latour a participé activement à leur appréhension de la crise écologique. Mais les apports au monde de l'architecture de celui qui fut tout à la fois sociologue, anthropologue et philosophe des sciences et des techniques sont plus divers et ambitieux qu'il n'y paraît. Sélection de cinq textes et conférences, disponibles en ligne, pour apprivoiser les concepts et les idées de Bruno Latour, en architecte.
1. Que faire de la modernité ?
Le 28 avril 2017, dans le cadre d'une performance pour la biennale d'architecture du Frac Centre Val de Loire, les architectes et chercheurs Henri Bony, Léa Mosconi et Antoine Vercoutère rencontrent Bruno Latour, dans son bureau à Sciences Po Paris. L'objectif de cet entretien, publié ensuite dans les Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère : le faire réagir à plusieurs extraits de ses ouvrages, de Nous n’avons jamais été modernes (1991) à Face à Gaïa (2016), afin de traquer avec lui ce qu’il appelle « le monstre moderne ». Avant que la thèse anthropocène n'infuse ses travaux, Latour a exploré avec obsession les principes de la modernité, sujet hautement sensible chez les architectes. "Parce que ce monstre est une figure encore active dans l’imaginaire des architectes, parce que son idéologie hante toujours les débats architecturaux, parce que l’esthétique dont il est chargé rôde toujours dans les dessins et les projets des architectes, nous avons voulu comprendre, depuis le champ de l’architecture, ce que nous tenons de ce monstre moderne", écrivent les auteurs de l'entretien.
Henri Bony, Léa Mosconi, Antoine Vercoutère, "Penser le monstre moderne, entretien avec Bruno Latour", Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère [en ligne], mis en ligne le 25 janvier 2020.
2. L'architecture, à hauteur de fourmi
En 2008, dans un texte cosigné avec la chercheure Albena Yaneva - autrice du manuel Latour for Architects (Routledge, 2022) -, Bruno Latour appelle à considérer l'architecture non comme un pur objet statique, mais comme un mouvement où se rencontre une multiplicité "d'actants", humains et non-humains, discours et organisations, qui influent la fabrique des objets et des faits. On lit entre les lignes, la proposition de s'emparer de la théorie de "l'acteur-réseau", formulée par Latour, avec les sociologues Michel Callon et Madeleine Akrich dans les années 1980, à propos de l'émergence des innovations scientifiques. Il s'agit de dépasser la distinction entre ce qui relèverait de constructions sociales et humaines d'un côté, et de raisons purement techniques de l'autre ; l'article suggérant ainsi que tout projet d'architecture les mélange constamment. Ici, Latour et Albena appellent donc à se doter d'outils analytiques et de description nouveaux pour rendre compte de cette dynamique ; en somme ils encouragent à construire une nouvelle théorie de l'architecture.
3. À propos de Rem Koolhaas
"Il me suffira d’indiquer brièvement pourquoi l’attitude intellectuelle de Rem Koolhaas me semble avoir quelque ressemblance avec les petits modèles en papier de mon propre urbanisme philosophique - car un philosophe, au fond, ambitionne toujours de rendre plus urbaine la Cité Idéale et c’est pourquoi, par delà les malentendus, il y a toujours un peu de philosophie en architecture et beaucoup d’architecture en philosophie." Dans un texte publié en 2005 dans un numéro spécial de L'Architecture d'aujourd'hui consacré aux projets récents d'OMA, Bruno Latour révèle son intérêt pour l'architecture et ses idées. Ici, il interroge la posture et les travaux de Rem Koolhaas, comme autant qu'indices pour comprendre les inclinaisons de la société vis-à-vis de la "modernité". Un dialogue avec l'architecte, finalement devenu réalité en janvier 2016, lors de la "Nuit des Idées" où les deux hommes se rencontrent au Quai d'Orsay, à l'initiative de l'Institut français. Leur conversation avait pour titre "Dans quel monde vivrons-nous ?".
4. Décrypter son territoire, mode d'emploi
Parce que la mise à l'arrêt de nos modes de vies globalisés, imposée par la crise sanitaire du Covid 19, fut génératrice de questionnements profonds sur leurs impacts, Bruno Latour propose d'en profiter pour "sortir de la production comme principe unique de rapport au monde". En diffusant la procédure des Nouveaux Cahiers de doléances dans AOC, le 30 mars 2020, deux semaines après le début du premier confinement, il invite tous les citoyens à réaliser sur ce modèle, leur « autodescription ». C'est-à-dire à décrire avec précision leurs terrains de vie, « de subsistance », pour comprendre leurs états, surtout leurs enjeux ; d'indiquer l'intensité positive ou négative de leurs dépendances (sensibles, alimentaires, énergétiques, politiques, etc.). "Utiliser ce temps de confinement imposé pour décrire, d’abord chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaînes que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre", écrit le philosophe. Et si la rédaction de Nouveaux Cahiers de doléances, aujourd'hui expérimentée par les architectes de la Société d'objets cartographiques auprès de diverses collectivités et collectifs, permettait d'envisager de nouvelles visées pour l'aménagement urbain ?
Bruno Latour, "Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise", AOC [en ligne], mis en ligne le 30 mars 2020.
5. Le territoire de l'Ensa Paris-Belleville
Le 22 septembre 2022, quelques jours avant sa disparition, Bruno Latour s'adressait, depuis l'école de Paris-Belleville, aux étudiants en architecture en cinq arguments, les invitant à se saisir du concept de "terrestre" et à se "débarrasser du terme écologie". Son intervention commence par ces mots : "J'espère votre aide, car je pense les architectes bien placés pour nous défaire du terme "écologie". L'écologie est le nom d'une science. C'est comme si vous appeliez un mouvement politique "sociologie" ou "physique nucléaire", cela n'aurait aucun sens. L'écologie est une science fort respectable, relativement ancienne. On lui ajoute le mot "politique", cela ne l'arrange pas. Est-ce que cela signifie que l'écologie est politisée ? Les autres partis s'appellent "socialiste", "libéraux", "communiste", on comprend vaguement ce que cela signifie. Mais "écologie politique", on a du mal à comprendre ce que cela signifie. D'autres parts, et c'est une chose que vous comprenez bien vous architectes et urbanistes, l'écologie est liée à la maison, alors que la politique, c'est l'espace public. [...] "Terrestre" est un terme qui ne définit pas une discipline scientifique, mais un espace que je vais essayer de préciser, un espace avec un certain nombre de caractéristiques et surtout, une certaine fragilité".