Dans les Ensa en lutte, un air de mai 68

Zoom sur l'image Dans les Ensa en lutte, un air de mai 68
© Flavie Pinatel - Cortège des étudiants des écoles d'architecture, manifestation du 7 mars 2023, Paris

Articles Liés

L’Ensa Normandie : la grève de la fin ?

Les écoles d'architecture brûlent de colère

"Des doctorant.e.s payé.e.s sous le SMIC !", lettre ouverte des doctorant.e.s en[...]

Parce qu'ils ont conscience que leur situation illustre le manque de moyens donnés aux architectes pour affronter les enjeux sociaux et environnementaux contemporains, les étudiants des écoles nationales supérieures d'architecture se mobilisent depuis une semaine, bloquant établissement et enseignements pour dénoncer leur précarité. Près de la moitié des 20 écoles sont désormais engagées dans "Ensa en Lutte", mouvement de manifestation d'une ampleur rare, où se rejoignent étudiants, enseignants et personnels administratifs. Rencontre avec des étudiantes de l'Ensa Paris-Belleville.

"Archi vénère". "École d'architecture au bord de la rupture". "Le ministère ferme les yeux, Ensa en feu". "On en a ras les maquettes". "En charrette jusqu'à la retraite". "Faire de l'architecture en vieillissant, ça ne donne pas des monuments". Ce mardi 7 mars 2023, jour de mobilisation nationale contre la réforme des retraites portée par le gouvernement, les cortèges des étudiants des écoles nationales supérieures d'architecture à Paris, Rennes, Grenoble ou encore Lyon et Marseille s'illustrent par l'efficacité des slogans gravés en rouge sur de vieilles affiches de portes ouvertes. C'est le rouge de la colère, celle de ces jeunes manifestants portant la marque d'une mobilisation désormais nationale : une main solidement armée d'un cutter placardée sur leurs t-shirts. Cette main, c'est celle d'"Ensa en lutte", mouvement de contestation parti en février 2023 de l'Ensa Normandie face à l'impossibilité de ses acteurs de mettre en œuvre leurs missions d'enseignement supérieur, faute de moyens humains et financiers. Depuis un mois, des motions de soutien à Rouen, venues de toutes les Ensa, sont envoyées au ministère de la Culture qui assure la tutelle des vingt écoles d'architecture françaises. Une rencontre est annoncée entre l'administration centrale et les représentants de certaines d'entre elles pour la fin du mois. En attendant, "Ensa en lutte" embrasse progressivement les établissements où, depuis les premiers jours de mars, les blocages d'enseignements se propagent.

 

"Ici, c'est le pôle communication, là, celui dédié à la production d'informations fiables, de données chiffrées et objectives sur la situation matérielle, économique et démographique des Ensa. À l'étage en dessous, on prépare des banderoles pour la manifestation du 7 mars". À la veille de rejoindre le cortège parisien, Léa, étudiante de licence à l'école d'architecture de Paris-Belleville, fait visiter le quartier général local d'Ensa en lutte. Depuis que l'assemblée générale du 2 mars a voté le blocage des enseignements "en soutien aux écoles publiques d'architecture et de paysage souffrantes", elle est responsable de la communication de la mobilisation sur les réseaux sociaux. Léa n'est pas son vrai prénom. Elle préfère garder l'anonymat, comme les nombreux étudiants rencontrés dans ce QG, désireux de bâtir une parole commune, partagée donc plus forte. "Pour que l'explosion de l'Ensa Normandie ne soit pas perçue comme une situation isolée mais un problème systémique, partagé par toutes les Ensa et révélateur du peu d'intérêt que le ministère de la Culture porte aux architectes, explique une étudiante de première année. Nos études sont très attractives, le nombre important de candidats sur Parcoursup chaque année en témoigne. Par ailleurs, l'Ordre des architectes soulignent le manque de professionnels en France. Et pourtant, nous n'avons pas de moyens pour nous former."

 

Face à ces constats, que penser des démarches lancées par le ministère de tutelle en "soutien à la création architecturale", comme le prix Réséda, censé être bientôt attribué aux meilleurs diplômes écoresponsables ? "Ce sont des actions symboliques, qui ne sont pas à la hauteur des enjeux écologiques et sociaux auxquels les architectes de demain devront faire face. Nous avons plutôt besoin de budget pour réaliser des voyages d'études ou payer du matériel nécessaire à la réalisation de maquettes. Nous devons également pouvoir être épaulés par une assistante sociale et une infirmière facilement, en cas de besoin", juge une autre étudiante de licence.

Convergence des luttes

Pourtant, l'Ensa Paris-Belleville n'est pas la plus à plaindre, ses étudiants le savent. "Lors de l'AG du 2 mars, François Brouat, le directeur de notre école, a sous-entendu que celle-ci n'est pas touchée par le déficit budgétaire qui empêche le fonctionnement d'autres Ensa. Mais est-ce souhaitable de compter sur le mécénat pour combler le manque de subventions publiques, comme nous le faisons ici ? Nos Ensa se dirigent peu à peu vers une privatisation à laquelle nous nous opposons en bloc. Notamment dans la mesure où cela renforce les inégalités de traitement entre les étudiants. Le mouvement Ensa en lutte défend la solidarité entre les établissements, nous recevons un enseignement commun et nous serons tous architectes à la fin de nos études, porteur du même titre", décrypte un étudiant de licence, travaillant au programme de la semaine de blocus.

 

Car celle-ci est intense. "Des élèves se sont réunis tout le weekend pour rendre la mobilisation possible", confirme une autre étudiante. Pour tous, être dans le cortège du 7 mars était une évidence : "C'est le même mécanisme d'austérité qui vise à réformer les retraites, qui condamne les Ensa à la précarité", analyse une étudiante de licence. La mobilisation de l'Ensa Paris-Belleville sera aussi rythmée d'ateliers de réflexion thématiques avec les enseignants, ainsi que par la fabrication d'un journal quotidien où les apprentis architectes aborderont des sujets qu'ils jugent absents de leurs enseignements. "Par exemple, la réhabilitation, le rapport de l'architecture au capitalisme, la place des femmes architectes seront traités, parce qu'ils représentent des enjeux contemporains de notre société, détaille un étudiant en première année de master impliqué dans la rédaction. À la veille d'entrer dans le monde professionnel, il est temps de réfléchir au rôle et aux moyens de l'architecte aujourd'hui".

Vers un renouveau de l'enseignement ?

"Ce blocus, c'est une manière de s'exprimer mais c'est aussi l'occasion de prendre un temps de réflexion nécessaire pour penser la manière dont les architectes peuvent être utiles à la société. Nous voulons croire que nous avons encore un rôle à jouer, et il faut que l'école nous donne les clefs pour le faire", explique une étudiante de master qui ne rate pas une journée de mobilisation. Volontaires dans la lutte autant que soucieux de leur avenir, les étudiants sont surtout conscients des échelles qu'intrique la mobilisation, depuis l'amélioration de leurs enseignements à l'Ensa Paris-Belleville et le refus de la "culture de la charrette" jusqu'au traitement consacré par le ministère de la Culture à tous les établissements d'enseignement supérieur dont il a la tutelle : c'est aussi le manque de moyens alloués à l'apprentissage des disciplines artistiques qui nuit à leur évolution.

 

"Nous partageons le constat, avec d'autres enseignants, que c'est à un énorme "aggiornamento" que doit se prêter l'enseignement de l'architecture, pour s'adapter aux enjeux du monde contemporain, analyse un doctorant "moitié enseignant, moitié étudiant" à l'Ensa Paris-Belleville. L'enseignement du logement aux Beaux-Arts n'existait pas avant que Mai-68 ne passe par là. Il faut un certain niveau de radicalité et d'engagement pour changer les choses". Assiste-t-on aujourd'hui à une mobilisation comparable dans sa forme et, peut-être, dans ses aboutissements, à Mai-1968, qui révolutionna l'enseignement de l'architecture en France en faisant tomber le système Beaux-Arts et en actant sa décentralisation ? "En 68, le mouvement de contestation des élèves de la section architecture de l'Ecole des beaux-arts était marqué par une forte imprégnation idéologique, poursuit le doctorant. Aujourd'hui, la présence des syndicats est moins visible. Ce qui pourrait faire douter, à première vue, de la vivacité de la lutte. Pourtant, la mobilisation que les étudiants mettent en place est remarquable, impressionnante par son ampleur, ses ambitions, sa cohérence et son efficacité".

 

Affiches placardées à l'Ensa Paris-Belleville, le 6 mars 2023. © MD / AMC

Réagissez à cet article

Saisissez le code de sécurité*

Saisir le code

*Informations obligatoires

  • Le 09/03/2023 à 15h05

    L'époque n'est pas facile pour vous jeunes architectes. Projetéz vous en dehors des sentiers battus sur des idées susceptibles de Federer.. et demandez a rencontrer les pouvoirs décisionnels. Soyez forces de propositions avant tout et si vous trouvez une possible adhésion il sera temps d'en demander une rémunération, un "dédommagement "..une participation..

Une marque

Groupe Moniteur Infopro Digital