"De l'autonome à l'amoral. Réponse à Jacques Herzog", Mathias Rollot, enseignant-chercheur

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"De l'autonome à l'amoral. Réponse à Jacques Herzog", tribune de Mathias Rollot, enseignant-chercheur

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Que peuvent, que doivent, l'architecture et les architectes face aux défis socio-environnementaux contemporains ? Rien, explique l'architecte Jacques Herzog dans une lettre à son confrère David Chipperfeild publiée dans la revue italienne Domus. La réponse du lauréat du prix Pritzker est pour le moins intriguante. Interprétation, en forme d'appel au réveil et à la refondation, de l'enseignant-chercheur Mathias Rollot.

De l'autonome à l'amoral. Réponse à Jacques Herzog

par Mathias Rollot, enseignant-chercheur TPCAU à l'Ensa Grenoble

 

En 2020, l’illustre architecte David Chipperfield écrivait à son tout aussi célèbre confrère Jacques Herzog, alors éditeur invité de la revue italienne Domus, pour lui faire part de « la difficulté que rencontrent les architectes à agir activement face aux désastres environnementaux ». Quelques mois plus tard paraît la réponse sans ambiguïté de l’architecte suisse : « Cher David, tu m’as demandé ce que les architectes devaient faire en réponse à l’inéluctable et immense catastrophe environnementale. En réponse aux inégalité sociales. A la pauvreté. A la destruction des ressources planétaire. A la pandémie […]. Cher David, la réponse est : rien. ».

 

Rien. Un tout petit mot qui en dit long sur la manière dont Jacques Herzog, à la renommée internationale et lauréat en 2001 du Prix Pritzker, considère « l’architecture » – celle-là même qui selon lui, ne pourrait absolument rien face à la contemporanéité et ses multiples impératifs moraux. « Connais-tu un seul moment de l’histoire de l’architecture où un architecte aurait contribué aux problématiques décisives de son époque ? ». Jacques Herzog insiste bien : ce n’est pas seulement que les architectes d’aujourd’hui n’auraient pas à se soucier de ce qui les entoure – puisque toute façon il ne peuvent rien y faire –, c’est aussi que, par le passé, aucun architecte ne l’aurait jamais fait avec succès.

 

Pour être capable d’affirmer cela, il faut probablement croire en au moins trois choses. Premièrement, croire que l’architecture n’a rien à faire des contingences extérieures (puisque, de toute façon, elle n’a pas de prise sur ces dernières). Deuxièmement, croire qu’en retour ces conditions sociétales n’auraient pas non plus de prises sur l’architecture. Ce qui a pour conséquence logique que cette dernière devrait donc s’établir et se justifier sur la base de raisonnement purement internes, entièrement disciplinaire. Troisièmement, enfin, il faut croire que s’occuper, en tant qu’architecte, d’autre chose que de l’architecture relève tant de l’impossibilité que de l’utopie (aucun architecte ne l’ayant jamais fait auparavant). Faut-il le préciser alors, cette sainte trinité – de l’autarcie de l’architecture, de l’auto-justification disciplinaire et de l’impossible engagement de l’architecte – ne fait pas l’unanimité au sein des milieux de l’architecture ! Et les positions qui en découlent ne sont heureusement que rarement prononcées de façon aussi grossière que dans cet exemple caricatural. Cette lettre de Jacques Herzog à David Chipperfield a toutefois le mérite de mettre à jour ce qui advient lorsqu’est poussée à son paroxysme une certaine idée de l’architecture, dont l’objectif n’est autre que celui de ne faire reposer l’architecture sur rien d’autre que sur les architectes eux-mêmes.

 

Dès 1985, le philosophe anarchiste Paul Feyerabend formule bon nombre de réserves à l’égard de cette « autonomie » qu’il considère être un « pur élitisme » méprisant, qui ne propose comme horizon pour les architectes que celui d’être des « artistes », vivant et travaillant « en parasites », puisqu’ils sont payés pour leur art mais déconsidèrent tant la commande que le commanditaire (1). De nos jours, ce courant « autonomiste », dont les origines sont aussi douteuses qu’elles sont anciennes comme le montre brillamment Jeremy Till dans Architecture Depends (MIT Press, 2013) (2), connaît pourtant un regain de popularité au sein des communautés architecturales. Comme si, justement, sa vitalité était à la mesure exacte des impératifs éthiques et des responsabilités déposés par les sociétés sur les épaules des architectes.

 

Dans l’esprit de bon nombre de ses tenants, « l’autonomisme » est une arme en faveur de l’architecture, un outil pour en faire reconnaître les valeurs et les capacités propres, la vitalité, voire l'intérêt. C’est là une intention d’autant plus paradoxale que ses conséquences sont opposées. Si c’est effectivement à un éloignement de l’architecture que nous assistons, cet éloignement est à double sens : certes, on peut bien discuter alors de l’architecture satellisée, en autarcie totale, loin du monde et de ses complexités ; mais alors c’est aussi le monde qui se pense et se construit, se décide et se gère loin de l’architecture et des architectes, dont on ne comprend plus bien ni à quoi ils servent ni ce qu’ils défendent. Et, plus profondément encore, il me semble que c’est le sens même de l’architecture qui vacille, pour les architectes eux-mêmes, lorsqu’est remise en cause l’idée que l’architecture est la cristallisation d’intentions éthiques à destination du monde (non-architectural). Car pourquoi, en définitive, continuer l’architecture si ce n’est pour l’acte éthique qu’elle constitue ? Sans sa capacité à transformer le monde et, potentiellement, le rendre meilleur, l’architecture pourrait apparaître comme une pure manipulation formelle gratuite, un luxe pour passer l’ennui, une anecdote de l’Histoire, un hobby d’initiés. Voire, pire, pour un pur outil conservateur et intéressé au service de l’ordre et de la domination déjà en place.

 

Le problème, c’est que Jacques Herzog signe et contresigne précisément en ce sens : « Les architectes ont toujours tenu compagnie aux puissants de ce monde. Ils construisent des palais, des temples, des stades, des villes entières. Pour la plupart dans l’esprit de l’époque, et plus rarement comme expression du renouveau et du changement ». Sans gêne, l'auteur confirme ici à quel point l’architecte ne devrait, pour lui, avoir d’autre vocation que celle de poursuivre fièrement cette tâche du serviteur du pouvoir concentré sur son art. Mais quelle approbation populaire plus large l’architecture pourrait bien recueillir avec un tel discours ? Quant à savoir quoi faire de cette contre-vérité historique, particulièrement grossière, de cette mauvaise fois qui nie si largement les engagements éthiques et sociaux d’architectes tels que Jean Prouvé, Hassan Fathy, Anna Heringer, Carin Smuts ou Samuel Mockbee (et une infinité d’autres encore)...

 

Une revue d’architecture en ligne proposait aussi un bref commentaire critique à la lettre ouverte : « Bien qu’elle semble volontairement provocatrice, cela vaut la peine de lire cette lettre tant d’une part elle laisse bien apparaître la pensée d’Herzog à mesure qu’elle se déploie, et aussi d’autre part pour la façon dont elle illustre bien les différences criantes entre la génération d’Herzog et les jeunes architectes d’aujourd’hui qui considèrent que l’architecture a clairement une responsabilité envers la société. L’architecture a sans doute traversé des périodes plus concentrées sur la forme et d’autres plus concernées par les problématiques sociales. Mais si aujourd’hui, elle est complètement prise dans cette deuxième catégorie, Herzog, lui, semble resté coincé dans la première. »

 

L’analyse est tentante. Hélas, elle est probablement naïve. Ce serait trop simple s’il ne s’agissait que d’une question de générations passantes, et trop simple aussi s’il ne s’agissait que de la question d’être plus ou moins formaliste. La réalité est bien plus profonde et complexe, tant c’est l’ensemble de ce que nous choisissons d’appeler « architecture », l’ensemble de nos manières d’évaluer et de promouvoir ce que nous considérons être une « bonne » architecture et l’ensemble de nos systèmes de représentations de ce qu’est et ce que devrait être un « bon » « architecte » qui sont au cœur de ce débat – un débat qui dépasse largement les formations et les générations. Ce qu’il nous faudrait avoir le courage de remettre en doute, ce ne sont rien de moins que les raisons d’être de l’architecture, et tout l’ensemble de croyances – j’emploie le mot à dessein – qui surgissent dans nos esprits lorsque survient le mot « architecture ». Il nous faut, plus urgemment que jamais, statuer collectivement sur ce que nous souhaitons comprendre par ce terme.

 

Pour Jacques Herzog l’architecture est un mode d’expression – du pouvoir, de la domination, du génie créateur. Nous pouvons, nous devons lui opposer l’architecture comme un outil – de lutte, de résistance, de recherche –, seul moyen de rendre à l’architecture ses responsabilités envers autrui. Comme le formule magistralement Günther Anders : « Il n’y a de véritable responsabilité que là où elle abat les barrières : les barrières de l’instant ou celles du champ de compétence professionnelle […] Toute personne qui agit, toute personne qui travaille sait que son champ de compétence n’est jamais en fin de compte un terrain de jeu étanche et isolé, un échiquier sans conséquence, un laboratoire sans fenêtres […] Être moral signifie dès lors comprendre que nous vivons dans un monde dont l’essence implique aujourd’hui que nous devions en rester exclus et refuser cette position qu’on nous assigne dans le monde. »(3).

 

De ce point de vue, vouloir dire l’a-moralité de l’architecture ainsi « autonomisée », voire « autarcisée », c’est chercher à en dire l’immoralité.


(1) Paul Feyerabend formule ces critiques lors d’un débat organisé et publié par l’école d’architecture de Columbia en janvier 1985. On en retrouve aujourd’hui quelques traces dans Adieu la Raison, ouvrage d’où sont extraites les citations suivantes (Paris, Seuil-Points, 1996, pp.311-318).

(2) dont la première version française est à paraître prochainement aux éditions de La Villette.

(3) Günther Anders, « Immoralité à l’âge atomique. Mise en garde pendant une accalmie » (1959), dans La Menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique, p. 135-136.

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