Jean-François Cabestan, historien: "La Samaritaine n’est pas qu’une façade"

 

 

 

Que les 73 mètres de la façade ondulante du projet de Sanaa puissent occuper l’essentiel du débat sur la reconversion de la Samaritaine – suite à l’annulation du permis de construire de l’îlot Rivoli le 13 mai dernier par le tribunal administratif de Paris – est à la fois dérisoire et déconcertant. Dérisoire du point de vue de l’impact de cette façade sur une portion ingrate de la rue de Rivoli. Et déconcertant par l’indifférence des protagonistes aux véritables enjeux de la recomposition de deux îlots du centre de Paris.

L’histoire de la Samaritaine depuis ses débuts est celle d’une reconversion qui, par étapes successives, a fini par inscrire l’entreprise des époux Cognacq-Jaÿ au nombre des phénomènes urbains parmi les plus significatifs du renouveau de Paris au début du XXsiècle. Pris en étau entre les Halles et le Pont-Neuf, ce territoire fait l’objet à partir de 1886 d’un accaparement stupéfiant de quatre îlots redéfinis par l’haussmannisation alors récente du quartier*. Adaptation singulière du principe de l’architecture sur dalle, le dessus et  le dessous des rues sont annexés aux intérêts du négoce. En 1932, l’entreprise est interrompue par la crise mondiale mais la fusion des îlots est quasi opérée.

 

Au début des années 2000, le morcellement de l’emprise foncière et la mise à l’écart des magasins 1 et 3 conditionnent la redistribution des magasins 2 et 4, imaginée par l’agence Sanaa. À l’esprit populaire de la cité commerciale des origines se substitue l’idée d’un shopping mall orienté nord/sud, inspiré des passages parisiens, surmonté d’un programme de bureaux. Dans un second temps, un hôtel de luxe, des logements sociaux et une crèche apportent une dose de complexité à la réhabilitation de l’ensemble. Qu’on adhère ou non à cette nouvelle donne, sa mise en œuvre représente un défi architectural. Nécessairement condamné par le caractère unitaire de cette nouvelle campagne, l’immense palimpseste que représentent les magasins 2 et 4 n’a aucune chance de salut. Corollaire de l’adaptation de ses immenses plateaux à un usage contemporain, leur désenclavement au moyen de deux gigantesques patios entraîne des bouleversements majeurs. L’évidement de la masse bâtie cause une perte d’un huitième de la surface utile (env. 10 000 m²). Le filet de hauteur exhaussé à titre compensatoire aboutit à l’assujettissement des parties hautes des deux magasins à un gabarit unique et à la dissolution de l’univers prodigieux des toitures de la Samaritaine. En dépit d’une intention héroïque de restitution au voisinage des grands halls, les centaines de milliers de pavés de verre des planchers de Saint-Gobain, incompatibles avec la réglementation pompier, partiront à la benne.

 

Créer une séquence urbaine

On ne peut que former le vœu que ce qui faisait la valeur intrinsèque de cet héritage trouve une forme de contrepartie dans l’intervention et le savoir-faire de l’agence Sanaa. La création du passage et de halls contemporains susceptibles d’entrer en résonance avec les halls de Jourdain restaurés et de former une séquence urbaine de qualité est l’un des paris du projet. Sur la rue de Rivoli, le démantèlement des intérieurs est ancien, et les façades d’immeubles de tous âges dans lesquels il s’est installé ont été conservées par défaut. Privées de leur soubassement et endommagées par d’importantes surélévations, elles ne correspondent pas à la structure intérieure, par ailleurs sans qualité. La reconstruction de tout l’îlot explique qu’on ait eu l’ambition de composer sur la rue de Rivoli une façade manifeste de la reconquête de l’ensemble des deux magasins réinvestis. C’est une tradition française, et l’usage admet qu’une marge d’appréciation prévale entre l’emblème et le contenu. Contestée, la façade ondulée est pourtant d’une élégance urbaine à laquelle le connaisseur ne peut guère rester insensible. Respectueuse des alignements et des gabarits voisins, elle ne s’oppose guère, dans sa texture et sa contemporanéité, qu’à ces masques de pierre qui grimacent une légitimité sans rapport avec la pauvreté architecturale des opérations récentes qu’ils dissimulent. Elle ne fait que s’inscrire dans la continuité de ces façades inventives dont les commanditaires de la Samaritaine ont enrichi l’espace public. L’enjeu de cette affaire gît en réalité bien davantage dans cette reconfiguration volontaire d’un morceau de ville qu’il est urgent de faire renaître. Le retrait en mai dernier du permis de construire accordé en 2012 peut faire craindre un repli frileux, l’abandon d’un projet qui est loin de n’être qu’une façade, et la demi-mesure d’une architecture d’accompagnement sans style sans saveur et sans parfum, qui ne ferait qu’ajouter à la décrépitude de ce secteur de la rue de Rivoli.

 

* Frantz Jourdain, plus tard secondé par Henri Sauvage, est le maître d’œuvre de la Samaritaine. 
Lire «La Samaritaine, un palimpseste urbain», par Jean-François Cabestan dans AMC n° 209.

 
 

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