"L'urbain généralisé n'est plus le seul horizon possible", par Philippe Madec
- Par Philippe Madec
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- Urbanisme
Andlau (Bas-Rhin), commune de 1 800 habitants sur les contreforts des Vosges.
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L'architecte et urbaniste Philippe Madec, co-initiateur du Mouvement de la Frugalité heureuse et créative, appelle à penser l'habitabilité des territoires au-delà de l'opposition urbain/rural. Il plaide pour une meilleure compréhension du réel, véritable outil politique pour "reconnaître la diversité des établissements humain" afin de "ménager" le déjà-là.
Le futur naît du présent. C'est dire que la première difficulté de penser le futur est la difficulté de penser le présent. L'aveuglement sur le présent nous rend ipso facto aveugles au futur, écrivait en 1981 Edgar Morin(1).
Le monde déjà là et son habitabilité nous préoccupent au premier chef. Le réhabiliter, voire le réparer, demande de savoir quel est ce monde dans lequel nous demeurons, et nécessite de dégager un point de vue ouvert sur notre présent, « nécessaire à toute prospective ». Or un fait récent est passé inaperçu, alors qu'il annonce une indéniable avancée vers une meilleure compréhension des établissements humains : de nouvelles définitions statistiques - étudiées par la Commission européenne, l'OCDE, la Banque mondiale, UN-Habitat, l'Ilo (Organisation internationale du travail) et la FAO (Organisation pour l'alimentation et l'agriculture) -, ont été remises en mars 2020 à la commission statistique des Nations Unies.
Celles-ci font valoir un monde habité complexe, riche de mille situations, depuis les centres-villes denses jusqu'aux aires rurales presque désertes, en reconnaissant différents états intermédiaires comme autant de conditions de vie spécifiques : villes moyennes, secteurs périurbains ou suburbains, petites villes, villages, hameaux.
Statistique et doctrines
Jusqu'alors, les représentations statistiques des établissements humains compromettaient notre capacité à percevoir le présent et à penser l'avenir, tant à l'échelle planétaire, régionale que
nationale. En effet, en 1987, le rapport Brundtland sur le développement durable affirmait : « L'avenir sera avant tout urbain et les préoccupations les plus immédiates de la plupart des gens en matière d'environnement sont urbaines. » En 2008, l'ONU annonçait que le monde urbain était plus peuplé que le monde rural. Et, en 2014, que « 54 % de la population mondiale vit dans des zones urbaines, proportion [qui] devrait croître jusqu'à 66 % vers 2050 »(2). Acceptées sans mot dire, « scientifiquement justes », ces statistiques n'ont pas fait débat. Elles produisaient une doxa qui destinait à l'urbain toutes les pensées et organisations politiques. Ces positions, héritées de doctrines nées au XXe siècle, endossaient le projet propre au modernisme : productiviste, consumériste, machiniste, vers un avenir urbain radieux pour l'humanité. Le « droit à la ville »(3) et la notion de « civilisation urbaine » ont occupé les discours politiques des dernières décennies du siècle. Quand bien même, en urbanisme, la manière d'y parvenir était disputée - typomorphologie, ville analogue, pièce urbaine, luttes urbaines ou non -, l'urbain destin humain était renforcé.
Retrouver « l'établissement humain »
C’est lors de la conférence internationale Habitat III (4), qui s'est tenue à Quito en 2016, que le propos a commencé à changer sous l'influence des pays émergents, notamment africains, et de certains experts - dont je fus. La notion d'établissements humains (« human settlements ») (est reprise dans le rapport final, même si le titre général, New Urban Agenda, peine à y renvoyer. Retrouver « l'établissement humain » permet de reconnaître que notre être-au-monde est pluriel et prend des formes variées : « tout autant territoires, métropoles, villes, villages, bourgs, hameaux, bâtiments que bancs; tout autant urbain, rural, périurbain que montagnard, littoral ou de plaine; tant communautés, sols que climats »(5).
A Quito, la Commission européenne, l'OCDE et la Banque mondiale ont annoncé leur volonté d'amender les approches statistiques des établissements humains. Et en 2021, des publications de l'OCDE et de l'Insee(6) font état d'une avancée de cette pensée.
L'ancienne approche était réductrice. Elle définissait l'urbain et le rural par leur mise en opposition, sur la base des données de population. Ce qui n'était pas rural était urbain. Certaines définitions laissaient pantois : en France, le seuil de l'urbain était fixé à 2 000 habitants agglomérés, établissant une statistique invraisemblable : 77,5 % de la population française résidait dans l'espace urbain !(7) La métropolisation express et la déshérence des campagnes se sont nourries et ont accrédité cette statistique. La crise des Gilets jaunes en fut, dans la douleur, la dénonciation la plus pertinente et radicale.
LA FRANCE EST L'UN DES PAYS LES PLUS RURAUX D'EUROPE. ET CE SONT LES COMMUNES DE DENSITÉ INTERMÉDIAIRE QUI DÉGAGENT LA SAVEUR INFUSE DE SES TERRITOIRES.
La nouvelle méthode élargit le point de vue, sans chercher à remplacer les définitions utilisées par les instituts nationaux de statistique. Elle s'appuie sur des densités, démographiques, spatiales et morphologiques : une grille d'un kilomètre de côté caractérise les communes, en fonction des formes de répartition de population sur leur territoire. Le croisement du nombre d'habitants au kilomètre carré, d'une part, et de la population globale d'un territoire, d'autre part, permet de qualifier et de différencier les pôles urbains et ruraux jusqu'à 4 999 habitants; en dessous c'est le nombre d'habitants au kilomètre carré qui caractérisent les pôles de faible densité.
Sortie de la stricte opposition rural/urbain, et du seul critère de la quantité de population, la commune redevient « ce ferment de l'établissement humain, […] la plus ancienne subdivision administrative. C'est la plus petite et pourtant elle n'a pas d'échelle. C'est une collectivité en toute situation, urbaine, rurale, périurbaine, montagnarde, littorale ou de plaine »(8). Les travaux de l'OCDE et de ses partenaires révèlent au moins quatre niveaux de densité : cities, towns, semi dense areas et rural areas(9). Au niveau français, les communes rurales sont réparties entre « les communes peu denses et les communes très peu denses, pour affiner la description des territoires faiblement peuplés »(10).
« L'établissement humain » ne peut pas être catégorisé à la manière des entomologistes du XVIIIe siècle. Plus fractal qu'euclidien, il est mêlé, traversé, toutes strates confondues. La nouvelle approche reconnaît que ses bords sont flous(11), fait de passages, d'écotones, notamment dans la définition des secteurs semi-denses urbains(12). Ce regard soucieux de la réalité mène l'Insee à une autocritique estimable : « La définition proposée ici rompt avec une approche centrée sur la ville. En France, les territoires ruraux désignent désormais l'ensemble des communes peu denses ou très peu denses d'après la grille communale de densité. Ils réunissent 88 % des communes en France et 33 % de la population en 2017, soit une part plus importante que la moyenne européenne [27 % en 2018 pour l'UE] »(12). Dans le détail, 37,9 % des Français habitent dans les communes denses et 29,3 % dans des communes de densité intermédiaires, qui sont soit plus urbaines soit plus rurales en fonction de leurs réalités spécifiques.
Vers une meilleure approche du réel
La France n'est donc pas urbaine à 77,5 %. On le savait bien. Elle est l'un des pays les plus ruraux d'Europe. Et ce sont les communes de densité intermédiaire qui dégagent la saveur infuse de ses territoires. Sur le plan mondial, en 2021, la part de la population urbaine n'est plus de 54 % mais de 48 %. Elle devrait atteindre 55 % en 2050, et non pas 66 %. Ce qui annonce un ralentissement global de l'urbanisation. Les travaux de l'OCDE et de ses partenaires sont éminemment politiques. Leurs avancées, toujours en cours (« c'est une étape »), proposent une meilleure approche du réel, issue du terrain, fondée sur des données précises transformées par le débat, à l'opposé d'un panel d'idées préconçues au service d'une stratégie descendante. Ils dénoncent l'idéologie issue de la tradition scientifique occidentale, qui menait à envisager un seul horizon pour la planète, l'urbain généralisé.
Notre présent s'éclaire à point nommé : en ce début du XXIe siècle, nous devrons accompagner l'émergence de continents comme l'Afrique et réhabiliter les mondes hérités du modernisme.
Reconnaître la richesse des établissements humains dans toute sa diversité fragile, abondante et disséminée, enrichit notre point de vue et nécessite un changement de modèle pour notre action.
Celui-ci est d'abord éthique: retrouver de l'estime pour la diversité des mondes et des modes d'appropriation des sols, sortir de leur exploitation globalisée et financiarisée, agir avec frugalité à l'échelle communale pour ménager la Terre, les milieux, les sociétés et les mondes déjà là, en prenant soin de tout ce qui nous y reste de vivant, de nature et d'humanité.
Mes remerciements vont à Aziza Akhmouch et Paolo Veneri de l'OCDE pour nos échanges, à Hélène Peskine du Puca pour avoir créé le lien, à Alain Bornarel et Antoine Petitjean pour leurs lectures attentives.
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N°310
datant de décembre 2022