Le "Corbu, je t’aime moi non plus" de François Chaslin - Livre
- Alice Bialestowski
- Livres
- Le Corbusier
François Chaslin est atteint de « Corbuïte » aiguë et, apparemment, il n’est pas le seul au vu des polémiques qui se sont déchaînées autour des révélations – qui n’en sont pas vraiment pour les plus avertis – du passé douteux ou pas très reluisant du grand maître. Le Corbusier est un fasciste et il faudrait revoir ses réalisations à l’aune de ce filtre idéologique, dénaturer ce que l’on peut considérer comme la plus grande œuvre architecturale du XXe siècle. Là n’est en aucun cas le propos de François Chaslin, d’autres s’en chargent pour lui, car l’écrivain, et non pas biographe ou critique, signe ici un livre on ne peut plus personnel : c’est Un Corbusier mais c’est son Corbu. Il ne faut donc pas s’attendre à une biographie au sens classique du terme, ni à un essai historique sur Le Corbusier.
C’est un pavé de 500 pages qui se lit comme un roman policier, un objet inclassable où on a l’impression de pénétrer le cerveau de l’architecte et, en miroir, d’assister à la mue de l’auteur faisant le compte de ses années passées. C’est aussi et surtout, un livre d’histoires tant les personnages, célèbres et anonymes, sont nombreux à traverser les pages. Qu’ils gravitent de près ou de loin autour de la figure de l’architecte, ils participent à rendre palpable la chair d’une époque, à dresser le tableau d’une comédie humaine.
Portraits hybrides
Oui, l’ouvrage est dense et méandreux, mais cette touffeur, volontaire, participe à lui donner de la teneur. Il y a un effet de masse qui multiplie les points de vue – du plus petit au plus grand – et même si, bien souvent on a déjà oublié le nom d’une personne avant de tourner la page, cela n’est pas bien grave. Car ce qui compte ici, c’est que cela fourmille, que cette profusion donne de la profondeur. Paradoxalement, cela humanise aussi Le Corbusier dans le sens où il y apparaît déconceptualisé, en action, et qu’on a l’impression parfois de pouvoir le toucher. S’il y a une indéniable familiarité qui s’instaure au fil des 24 chapitres avec ce « Dieu » de l’architecture, elle n’est rendue possible que grâce aux travaux de recherche titanesques de l’auteur, à ses obsessions, voire à son fétichisme… L’admiration est immense, ce qui ne l’empêche pas de faire un portrait cru et sans ménagement. Et c’est peut-être là que se situe le plus grand mérite du livre, cette ambiguïté qui naît de la superposition ou plutôt de l’imbrication entre la puissance des citations innombrables, le sérieux du niveau des investigations et le voile autofictionnel qui le recouvre. On apprend forcément plein de choses sur Le Corbusier, des anecdotes les plus prosaïques à une véritable mise en perspective de ses projets et revirements politiques. Et pourtant, ce qui est le plus intéressant c’est le rapport que l’on peut presque qualifier d’intime, que François Chaslin entretient avec lui. Il s’agit d’une passion qui traverse sa vie, l’accompagne depuis petit – son propre père, l’ingénieur Paul Chaslin n’est pas loin – et le suivra, n’en doutons pas, jusqu’à sa mort. Là où cela devient troublant, surtout quand on sait l’étendue de sa culture architecturale, c’est la manière avec laquelle il dépeint l’évolution de son approche corbuséenne qui correspond aussi à celle de son propre chemin vers la maturité intellectuelle et humaine, entre naïveté et désenchantement. Car il y a l’homme et il y a les œuvres, comme il y a le temps de Le Corbusier et celui de l’auteur en train d’écrire à la première personne. C’est dans ces entre-deux pleins de doutes que le livre touche à quelque chose d’existentiel et tente, au fond, de répondre à ce qui fait une vie, architecte de génie ou pas.
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Un corbusier, François Chaslin, Éditions Seuil, collection Fiction & Cie, 524 p., 24 €.