Matière grise : les livres de Julien Choppin, pour penser hier, aujourd'hui et demain
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Bruno Latour ou le retour de la philosophie en architecture
Bruno Latour : 5 références pour plonger dans les travaux du philosophe, en architecte
Parce que les défis sociaux et environnementaux contemporains sont immenses, qu'ils mettent à plats les modèles architecturaux et les références intellectuelles, la rédaction d'AMC interroge les architectes, les enseignants et les chercheurs sur leurs livres pour penser le passé, le présent et le futur. Une "matière grise" à mettre en partage, pour fabriquer une nouvelle culture commune. L'architecte Julien Choppin, co-fondateur de l'agence Encore Heureux, inaugure cette nouvelle rubrique et expose sa bibliographie : ou comment le paysage, la photographie et les sciences humaines peuvent aiguiller autrement l'architecte, dans un monde qui court à sa perte.
L’alternative ambiante, Gilles Clément, Sens & Tonka, 2014
Ce fut à l’origine un article publié en 2012, dans la revue Les Carnets du Paysage, pour répondre à la question "qu’est-ce que l’écologie ?", devenu ensuite un petit livre orange, dense, lucide et droit. En dix chapitres, le jardinier Gilles Clément expose l’avènement de cette pensée révolutionnaire et traumatisante, tout en dénonçant ses détracteurs et profiteurs. Mesurant que cette conscience planétaire est littéralement stupéfiante, il dépeint la solidarité qui nous oblige et nomme "alternative ambiante", les postures de résistance. Reste cette phrase lancinante ; l’humanité découvre qu’en elle gît son ennemi : elle se suicide. Entourée au feutre noir, cette sombre formule agit toujours sur moi comme un memento mori anthropologique, difficilement dépassable.
Atlas des régions naturelles, Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Vol.1, 2, 3, Poursuite GwinZegal, 2021
Ce sont les trois premiers tomes d’une aventure photographique en cours qui comptera à terme 25 000 images, documentant les 450 régions naturelles de France. La collection d’images patiemment constituée et rigoureusement classée par les artistes Eric Tabuchi et Nelly Monnier est un trésor de sensibilité architecturale. Rafistolée ou richement décorée, paysanne ou industrielle, modeste ou arrogante, abandonnée ou envahie, l’architecture y est d’un éclectisme salutaire. Ce répertoire encyclopédique est une mine visuelle intimidante, louange au déjà-là. J’y vois une précieuse grammaire du bâti, une leçon de relativité stylistique, un manuel d’humilité.
Comment tout peut s’effondrer, Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Seuil, 2015
Cet essai inconfortable ne peut qu’aiguillonner la volonté édificatrice de tout architecte. Mêlant raison scientifique et intuition personnelle, Pablo Servigne et Raphaël Stevens livrent leur synthèse de la grande vulnérabilité de notre civilisation thermo-industrielle, outrepassant les limites de la biosphère. Tenant à distance la foi inébranlable dans un techno-solutionnisme ainsi que les clichés du catastrophisme hollywoodien, leur mérite est de décrire les différents affects qui traversent ceux qui plongent dans la complexité de ces informations toxiques. Intégrer intimement cet horizon de ruptures dans l’ordre établi pourra en dépolitiser certains. Mais d’autres découvriront que c’est en agissant que notre imaginaire se transforme.
Reprendre la terre aux machines, L’atelier paysan, Seuil, 2021
Plaidoyer critique face aux impasses du modèle agro-industriel actuel, cet ouvrage collectif est le manifeste d’une coopérative militante qui a reconquis son autonomie en concevant, construisant et partageant ses propres modèles de machines et de bâtiments pour développer l’agro-écologie paysanne. Par la politique de l’open source et du fer à souder, il s’agit d’inventer les moyens d’une économie populaire de subsistance, à l’opposé d’un modèle d’endettement qui prolétarise et empoisonne. L’outillage agricole devient ainsi une arme politique de bifurcation.
Tu dois changer ta vie, Peter Sloterdijk, Buchet-Chastel, 2011
Épiphanie existentielle concluant un poème de Rilke devant le torse d’Apollon au Louvre, le mot d’ordre donne son titre à ce consistant opus du philosophe. Peter Sloterdijk propose ici une histoire de la verticalité humaine, cette aspiration à s’améliorer continuellement soi-même. Rassemblant les figures de l’ascète, de l’athlète ou du jongleur, il dessine les contours de la vie en exercice, où l’éthique est avant tout une mise en forme, pétrie de discipline et de répétition. A l’aune de l’impératif écologique, il revisite cet arsenal d’anthropotechniques et nous invite individuellement et collectivement, à construire le projet tout à fait concret et discret d’un design immunitaire global, pour s’entraîner à la survie commune.
Julien Choppin, février 2023