Loi de 1977: "Ses enjeux, ses enseignements, son actualité", par Florence Contenay, ancienne présidente de l'IFA
Le 11 janvier 2017, le comité d’histoire du ministère de la Culture organisait, en partenariat avec l'Académie d'architecture, une journée d’études à l’occasion des 40 ans de la loi sur l’architecture de 1977. Plusieurs historiens, fonctionnaires de l’Etat, anciens Directeurs de l’architecture et architectes se sont succédé à la tribune de l’Académie pour éclairer, à leur manière, ce texte fondateur pour la profession, dans sa structuration autant que dans sa reconnaissance et sa promotion. L’ancienne présidente de l'Institut français d'architecture (IFA), Florence Contenay livre son analyse du contexte de promulgation de cette loi, de ses effets, et surtout, de son actualité, alors que les premiers décrets de la loi relative à la Liberté de la création, à l'architecture et au patrimoine sont en train d’être publiés. Intervention à retrouver en intégralité sur le Carnet de recherches en ligne du Comité d'histoire.
Par Florence Contenay, inspectrice générale honoraire du ministère de l’Equipement, ancienne présidente de l'Institut français d'architecture
A l'orée du vote de la loi sur l'architecture de 1977, la crise de la profession est profonde et multiple. C’est d’abord une crise démographique de forme paradoxale. Quand la commande était abondante (Reconstruction, Trente Glorieuses), la profession renouvelait à peine ses effectifs. Or, depuis le premier choc pétrolier et la raréfaction de la commande, les entrées dans la profession ont explosé après la suppression du concours d'admission. C’est ensuite une crise de société, une crise morale et une crise de génération, se traduisant par la dévalorisation des enseignants, des mandarins et de l'institution ordinale. Les années 1970 voient l'émergence d'une nouvelle génération d'architectes "post-68", celle du PAN dont Christian de Portzamparc est lauréat en 1975, celle des "pionniers" des CAUE, pieds nus et tête pensante, celle des premiers chercheurs en architecture. Ce sont également les premières expériences de participation avec la population, les premières découvertes de l'architecture bioclimatique. Ces ouvertures, ce renouvellement, ces espoirs seront la toile de fond de la loi sur l'architecture 1977.
"Contraints, sinon écartés d'une grande partie de la commande publique, les architectes sont déjà, dans les années 1970, absents de la commande privée, tout spécialement du marché de la maison individuelle."
Mais c’est aussi une crise du système liée à la diffusion des politiques techniques et à l'industrialisation du bâtiment, à la généralisation des modèles et des listes d'agrément dans une logique technicoéconomique. Une nouvelle organisation est mise en place favorisant l'émergence de bureaux d'études techniques plus ou moins intégrés et l'association des entreprises à la mise au point des projets, ce qui favorise les grandes entreprises, en particulier les "bétonneurs". De plus, des fonctions qui étaient intégrées à l'agence sont progressivement externalisées, comme les métreurs devenus économistes de la construction, ou la direction des chantiers, ce qui conduit à une perte de maîtrise de l'ensemble du processus et une baisse de rémunération pour les architectes, et surtout, à minimiser la définition de leur mission. Cette situation est encore aggravée par les dispositions du décret sur l'ingénierie de 1973, élaboré au sein de la commission centrale des marchés et du ministère des Finances sur une logique purement économique, qui pénalise doublement les architectes, rarement outillés pour évaluer les prestations techniques et leur coût, mais rendus responsables personnellement en cas de dépassement. Il faudra treize ans et la loi MOP de 1985 pour desserrer l'étau.
Contraints, sinon écartés d'une grande partie de la commande publique, les architectes sont déjà, dans les années 1970, absents de la commande privée, tout spécialement du marché de la maison individuelle que se partagent les maîtres d'œuvre en bâtiment et les constructeurs de maisons sur catalogue. C'est pourquoi la question du seuil sera si importante et qu'elle restera un sujet sensible jusqu'à la Loi relative à la création, à l'architecture et au patrimoine (LCAP).
"Ironie un peu malicieuse de l'histoire, en 1979, l'architecture aura quitté le ministère de la Culture en devenant un argument fondateur de la politique de l'environnement et du cadre de vie menée par Valéry Giscard d'Estaing et Michel d'Ornano."
De plus, si la loi sur l'architecture de 1977 est l'affaire du ministère de la Culture, force est de constater que les déterminants de l'architecture et les circuits de décision sont ailleurs: principalement au sein du puissant ministère de l'Equipement, mais aussi de celui des Finances, à l'Intérieur, voire au ministère de l’Agriculture pour les bâtiments agricoles et au ministère de la Défense pour les constructions militaires. Ironie un peu malicieuse de l'histoire, en 1979, l'architecture aura quitté le ministère de la Culture en devenant un argument fondateur de la politique de l'environnement et du cadre de vie menée par Valéry Giscard d'Estaing et Michel d'Ornano. Qu'en aurait-il été de la loi à deux ans près? Sans doute aurait-elle bénéficié d'un consensus gouvernemental plus sincère...
La création du ministère de l'Environnement et du Cadre de vie est une réponse politique au rejet général des grands ensembles, du bétonnage de la France et de la dégradation des paysages. L'écoute toute particulière par Michel d'Ornano des associations de protection du patrimoine et du paysage trouvera son terrain d'application avec les CAUE et les inspecteurs régionaux des sites. La loi de 1977 reflète ce virage.
Un seuil calculé sur mesure
Derrière les conflits qui seront à l’origine des atermoiements sur le texte –principalement entre le ministère de la Culture et celui de l'Equipement–, depuis les initiatives des organisations professionnelles à la fin du XIXe siècle jusqu’à la promulgation de la loi, des intérêts puissants sont à la manœuvre: les forces économiques du BTP et de l'ingénierie dont les enjeux se focalisent sur la définition de la mission. Celle-ci est définie dans l'exposé des motifs de la loi finalement adoptée de la manière suivante: la mission des architectes est la conception des projets, "c'est-à-dire la traduction en volume des programmes définis par les maîtres d'ouvrage. Telle est leur mission spécifique, non exclusive mais irréductible"... Néanmoins, cette intervention obligatoire ne comprend pas "la réalisation, la mise au point des documents d'exécution, la direction des travaux et le contrôle de la direction des ouvrages […], fonctions assurées par des professionnels spécialisés". Pour Françoise Giroud, aller plus loin aurait risqué de "susciter d'inextricables conflits entre les professions intéressées" (débat au Sénat le 16 novembre 1976).
Enfermés dans une définition étroite de leur mission, les architectes voient leur champ d'intervention borné dans la loi de 1977 par un seuil calculé sur mesure pour les maîtres d'œuvre en bâtiment, catégorie de professionnels répandue sur tout le territoire, proche du tissu économique des artisans et fortement relayée par les élus locaux. Cette question du seuil restera pendante jusqu'à la loi LCAP. Par ailleurs, deux amendements dont l'actualité est réapparue au moment du vote de la loi LCAP ont été rejetés au moment du vote en 1977. L'un concernait déjà l'intervention des architectes dans les lotissements; l'autre, la création de sociétés d'architectes pluridisciplinaires.
L'inscription dans la loi de 1977 de l'intérêt public de l'architecture lui ouvre la voie de la société civile, de la démocratie des citoyens, d'une conception de l'architecture pour tous, de l'utilité sociale de l'architecture. La loi trace pour l'architecture un cadre conceptuel et symbolique, une valeur sociale et culturelle, qu'un amendement parlementaire renforcera en affirmant que "l'architecture est une expression de la culture". C'est "l'esprit de la loi", comme tout récemment nous le rappelait la loi LCAP, en affirmant le caractère irréductible du principe de la liberté de création et en inscrivant la qualité architecturale qui constitue le cadre de vie des Français dans le Code du patrimoine.
"La loi proclame l'égalité de traitement au regard de l'intérêt public de l'architecture et de la qualité des constructions. Mais qui, concrètement, juge de cette qualité et vérifie que l'intérêt public est bien assuré?"
L'intérêt public et la qualité architecturale ont désormais leur traduction juridique et leur expression en termes d'action publique. L'intérêt public est examiné et sanctionné dans le Code de l'urbanisme à l'occasion de la délivrance du permis de construire par la vérification de la qualité architecturale, du respect du patrimoine et de l'environnement. L'intérêt public justifie que soit mis en œuvre un service public gratuit pour les particuliers qui construisent pour eux-mêmes une habitation modeste, de manière à ce que les citoyens les plus défavorisés ne soient pas pénalisés par rapport à la qualité architecturale. Autrement dit, la loi proclame l'égalité de traitement au regard de l'intérêt public de l'architecture et de la qualité des constructions. Mais qui, concrètement, juge de cette qualité et vérifie que l'intérêt public est bien assuré? Anticipant sur la décentralisation, les CAUE, enfants prodiges de la loi de 1977, ont mis un terme définitif à la guerre du contrôle et du conseil, à la rivalité entre Equipement et Culture, en mettant en application les quatre missions confiées par la loi dans le nouveau cadre apaisé du ministère de l'Environnement et du cadre de vie, instance de réconciliation entre protecteurs et aménageurs.
Pour l'Etat, en tant que maître d'ouvrage direct dans les constructions publiques, ou indirect pour le logement social par exemple, l'intérêt public implique également une obligation de qualité. C'est ainsi que le Plan construction œuvre depuis 1971 en faveur de la qualité du logement social et que la mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP) créée la même année que la loi engage une rénovation en profondeur de la commande des équipements collectifs. Aujourd'hui, on peut estimer à plus d'un millier le nombre d'architectes qui concourent au service public de la qualité architecturale: fonctionnaires dans les services déconcentrés de l'Etat, ABF, AUE et leurs homologues dans les collectivités locales, architectes-conseillers des CAUE, architectes-conseils de l'équipement, architectes consultants de la MIQCP, sans compter les enseignants de la formation initiale et continue.
Une profession libérale sous tutelle de l’Etat
Enfin, la loi de 1977 réaffirme le statut libéral de la profession, réglementée, comportant un Ordre doté de prérogatives de puissance publique. Selon la définition de l'OCDE, une profession libérale se caractérise "par l'indépendance morale et financière, un haut niveau d'instruction et de formation pratique et un comportement déontologique ainsi que par une réglementation garantissant le bien public et l'intérêt du client". Mais une profession libérale, réglementée, implique-t-elle la tutelle de l'Etat? Certes, cette "tutelle" est justifiée par la délégation à une organisation professionnelle de prérogatives de puissance publique, mais est-ce intangible? Comment peut-on expliquer que cette profession protégée n'a pas pu ou pas su conquérir des positions dominantes dans la société civile, dans les lieux du pouvoir politique et économique?
Les limites tracées par la loi de 1977 aux architectes par rapport aux différents acteurs de la construction du cadre de vie et les partenaires de l'acte de bâtir ne leur garantissent pas les conditions d'une position dominante. Le bornage du recours obligatoire a été appliqué a minima, conduisant souvent à confiner la prestation de l'architecte à la signature du permis de construire et à exclure celui-ci du marché de la maison individuelle. L'article 13, qui exige que les architectes détiennent la majorité du capital des sociétés, de même que l'article 14, qui leur interdit d'être salarié ou associé d'une entreprise de construction, peuvent être considérés comme des handicaps dans les rapports avec les autres professionnels.
"On peut considérer, au vu des résultats de la réforme de la commande publique, que la loi MOP était bien complémentaire de la loi de 1977, à laquelle elle a donné les moyens culturels, techniques et économiques d'atteindre l'objet de l'intérêt public de la création architecturale."
Mais l'enjeu principal pour les architectes, ce sont les conditions d'accès à la commande et leur positionnement, entre les maîtres d'ouvrage et les entreprises, plus précisément au sein de l'ingénierie de conception en amont du projet, et en aval, du côté des DCE et des appels d'offres. On peut considérer, au vu des résultats de la réforme de la commande publique, que la loi MOP était bien complémentaire de la loi de 1977, à laquelle elle a donné les moyens culturels, techniques et économiques d'atteindre l'objet de l'intérêt public de la création architecturale. L'histoire récente nous montre comment ce système s'est déconstruit et comment les lois de 1977 et de 1985 ont été découplées.
Il est vrai que les conditions de la conception et de la production d'architecture ont profondément changé: la nature de la commande, son échelle, ses déterminants financiers, économiques et techniques, les modalités de l'élaboration du projet et la coopération dans un système comme le BIM nous donnent une démonstration convaincante. A cet égard, la loi de 1977 paraît inadaptée, mais est-elle adaptable? La loi de 1985 ainsi que, toutes proportions gardées, la réforme de l'enseignement de l'architecture, nous montrent que la loi peut être complétée. Elle est en effet une composante d'une politique de l'architecture, comme nous en avons des exemples récents.
Une stratégie nationale
La loi sur l'architecture ne peut pas fonctionner seule. Elle est tributaire du cadre juridique en matière d'urbanisme, de droit de la construction et de commande publique dont les évolutions ont eu des conséquences sur sa portée effective. La loi sur l'architecture est adossée à un ensemble de mesures constituant, selon les époques, une politique publique globale de l'architecture. Ce fut le cas en 1977 avec la création de la MIQCP et de l'IFA. Une ambition de même envergure a marqué le Plan d'action et de développement pour l'architecture et les architectes de Catherine Trautmann et François Barré. Ses mesures [comme l’extension à la maîtrise d’ouvrage privée de la mission complète ou l’ouverture du capital des sociétés d’architecture] ont fait l'objet d'un projet de loi présenté au Conseil des ministres en décembre 2001. Trop tard pour le calendrier politique. Le Parlement relaiera ces initiatives en 2005 avec la mission confiée à Yves Dauge au sein de la commission des affaires culturelles du Sénat, puis tout récemment à l'Assemblée nationale dont le président de la commission des affaires culturelles et de l'éducation, Patrick Bloche, déposera un rapport dont une partie des propositions figureront dans la loi relative à la liberté de la création, architecture et patrimoine du 7 juillet 2016.
En accompagnement de cette initiative du législateur, le ministère de la Culture mettra en œuvre une opération largement médiatisée sur la totalité du champ de la politique de l'architecture, la Stratégie nationale pour l'architecture. C'est dans ce cadre global et ambitieux, adossé au rapport Feltesse-Duport sur l'enseignement et au rapport de Patrick Bloche, que la loi LCAP vient de compléter la loi de 1977 sans en trahir les principes fondateurs. Le législateur, l'institution professionnelle et le gouvernement ont fait vivre la loi de 1977 pendant quarante ans. Qu'en sera-t-il pour le futur au regard des nouveaux défis qui se présentent à l'architecture et aux architectes?