Matière grise : les livres d'Émeline Curien, pour penser l'impact de l'architecture

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Parce que les défis sociaux et environnementaux contemporains sont immenses, qu'ils mettent à plats les modèles architecturaux et les références intellectuelles, la rédaction d'AMC interroge les architectes, les enseignants et les chercheurs sur leurs livres pour penser le passé, le présent et le futur. Une "matière grise" à mettre en partage, pour fabriquer une nouvelle culture commune. L'enseignante-chercheure Émeline Curien, architecte et formation, autrice de Pesmes, art de construire et engagement territorial, et spécialiste de l'œuvre du suisse Gion Caminada, expose sa bibliographie comme un appel à concevoir une architecture du sensible, des liens avec les autres, avec le vivant, une architecture qui mesure ses impacts.

Gilles Clément, Le jardin en mouvement. De la vallée au parc André-Citroën, Sens et Tonka, 1994

Les situations – présentes et à venir – de ruptures environnementales, donc nécessairement aussi culturelles et sociales, appellent à des transformations radicales de nos modes d’agir, de nos façons de penser, de nos manières d’être au monde. En architecture, pourquoi ne pas réagir en produisant de nouveaux imaginaires interrelationnels, entretissant autrement les êtres humains avec ce, et toutes celles, et tous ceux qui les entourent ? Un changement de la même radicalité que celui que Gilles Clément a réussi à mettre en actes et en mots pour les pratiques du paysage : le passage du jardin à la française – suprématie de l’humain donnée à lire dans les formes du vivant - , au jardin en mouvement – collaboration attentive et attentionnée avec les dynamiques biologiques ? Pourquoi ne pas tenter d’être architectes comme Gilles Clément est jardinier, et vivre chacun des gestes déposés dans l’espace dans leurs dimensions écologiques, et cosmiques, et politiques, et éthiques… et poétiques, et juger de leur pertinence sur « leur aptitude à traduire un certain bonheur d’exister » (p.5) ? Les textes, si beaux, si limpides, de Gilles Clément, nous invitent à de tels émerveillements.

Lucien Kroll, Tout est paysage, Sens et Tonka, 2001

Lucien et Simone Kroll ont ouvert des passages vers une écologie tranquille et créative, mais néanmoins déterminée, critiquant tant l’organisation mécaniste de l’habité que la marchandisation de l’espace. Mobilisant dès que possible la participation des habitants – ce n’est pas tant elle d’ailleurs qu’ils visent, que la fabrique de la diversité qu’elle permet – leur travail renoue avec l’hétérogénéité et l’altérité. Leur démarche incrémentale réarrime l’architecture dans un temps long, et laisse place pour la diversité des regards, des expériences, des pratiques, des désirs, pour fabriquer en commun un paysage habité, produit par « d’innombrables actions compatibles d’habitants qui tissent continuellement les rapports entre les choses » (p.16), un « ‘instinct’ urbain collectif ET la compétence d’un architecte » (p.118). Lire sincèrement Lucien Kroll aujourd’hui, c’est s’obliger à requestionner sans cesse ce qui nous paraît normal dans les processus et les formes de l’architecture contemporaine, et être exigeant pour trouver des manières de pratiquer autrement.

Judith Butler, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, La Découverte, 2010

Suivre la pensée de Judith Butler, c’est aussi démonter les cadres d’interprétations qui régulent en permanence nos affects, nos sensibilités. Elle ne parle pas d’architecture, mais de la guerre et de la manière dont celle-ci est médiatisée, nous conduisant à reconnaître certaines vies humaines comme ayant de la valeur, et d’autres ne comptant pas vraiment comme sujet et dont nous répondons à la perte par l’indifférence. Ce faisant, elle incite plus largement à « apprendre à voir le cadre qui nous rend aveugle à ce que nous voyons » (p.100), et qui nous conduit insidieusement à accepter l’exclusion et la vulnérabilité de certains. Or, quelles paroles, quels désirs, quels besoins - des humains, du vivant plus largement - nions-nous, quand nous projetons une architecture ? Qui exploitons-nous - ici, là-bas - quand nous construisons un édifice ? A quelles violences et à quelles guerres participons-nous, sans vouloir le voir, quand nous choisissons une matière, une forme, un dispositif technique ? A nouveau, une incitation à penser la fabrique de cadres alternatifs.

David Abram, Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, La Découverte, 2020

Utiliser des matériaux bio- ou géo-sourcés, et mettre en place des filières locales et bas carbone… participera à construire de nouvelles politiques du sensible, mais ne sera pas suffisant pour renouer avec notre sensualité terrestre. David Abram ne s’intéresse pas non plus à l’architecture, mais à l’écriture. Son hypothèse est que nos cultures ont déplacé notre participation charnelle « à une matrice plus qu’humaine de sensations et de sensibilités » (p.39) en direction des lettres imprimées, rendant silencieux les arbres comme les animaux. L’architecture n’a-t-elle pas aussi été prise dans de tels processus d’abstraction, ne nous renvoyant plus qu’à la fabrication dite rationnelle du monde, et non plus à une attention à notre milieu ? David Abram ne propose pas d’abandonner l’écriture, mais de « prendre en charge les mots écrits et toute leur puissance pour, patiemment, soigneusement, inscrire à nouveau la langue dans la terre alentours » (p.356). Imaginer de même une architecture qui participe à une écologie des sens ne pourrait-elle pas nous rendre plus conscients des besoins urgents du monde vivant et nous permettre d’essayer d’y répondre - un peu ?

 

Émeline Curien, juin 2023

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