Matière Grise : les livres de Bernard Quirot, pour penser la tectonique comme un acte politique
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Parce que les défis sociaux et environnementaux contemporains sont immenses, qu'ils mettent à plats les modèles architecturaux et les références intellectuelles, la rédaction d'AMC interroge les architectes, les enseignants et les chercheurs sur leurs livres pour penser le passé, le présent et le futur. Une "matière grise" à mettre en partage, pour fabriquer une nouvelle culture commune. L'architecte Bernard Quirot, lauréat de l'Équerre d'argent en 2015 pour la maison de santé de Vézelay (Yonne), expose sa bibliographie pour envisager le travail de la tectonique de l'architecture, c'est-à-dire du lien entre la matière, la physique et l'espace, comme un geste éthique, de l'ordre de l'engagement politique, à l'heure où le monde globalisé et les territoires métropolisés épuisent les ressources de la terre toute entière. Des arguments développés dans son livre manifeste, Simplifions (Éditions Cosa Mentale, 2019).
"Le seul geste transgressif que j'estime encore possible aujourd'hui est le retour intelligent à la tradition. C'est le seul geste réellement efficace." Luigi Snozzi
"Un parti constructif cela peut être une prise de position politique." Roland Simounet
Mes lectures s’attachent le plus souvent à tenter de comprendre l'articulation entre l'architecture, la tectonique et l'état politique du monde.
Marco Biraghi, L'architetto come intellettuale, Piccola Biblioteca Einaudi, 2019
L'auteur nous met devant une terrible évidence : l'architecte a cessé d'être un intellectuel. Il est devenu un professionnel dont le métier consiste à satisfaire les demandes de ses commanditaires alors que, de Leon Battista Alberti à Aldo Rossi, il était celui qui mettait en discussion le monde.
L'architecte peut-il redevenir un intellectuel sans pour autant se réfugier dans l'architecture de papier ou dans une pratique à l'écart de ce monde ? À travers son dessin et ses bâtiments, peut-il encore proposer une vision critique de la société, et refuser de devenir un disagneur ? (Voir Bernard Marrey, Architecte, du maître de l'œuvre au disagneur, Éditions du linteau, 2013)
Éric Sadin, La siliconisation du monde, éditions L'échappée, 2016
Ce livre nous permet de comprendre à quel point le libéralisme numérique a transformé notre manière d’être au monde. L’architecture n’est pas son sujet mais l’extrait qui suit pourrait la concerner :
"Car c'est un net partage qu'il faut aujourd'hui savoir dessiner. Entre d'un côté, ceux qui participent, d'une façon ou d'une autre, délibérément ou non, de la généralisation et de la banalisation d'un mode d'être éminemment restrictif et supposé incarner l'avenir. Et, d'un autre côté, ceux qui entendent rester à l'écoute des traces mémorables léguées par le passé, à même d'inspirer l'invention de quotidiens célébrant la complexité irréductible et indéfinie du monde et des êtres. Ce sont ceux-là qui se situent dans le présent et l'avenir, et non pas ceux qui rêvent d'un "avenir régressif", destiné in fine à seulement satisfaire leurs propres intérêts étriqués et bornés."
Guillaume Faburel, Les métropoles barbares, éditions Le passager clandestin, 2018
La compétition capitaliste entre les grandes villes les a conduites à aspirer les richesses économiques et humaines des territoires qui les entourent et qui, autrefois, les nourrissaient. Ce phénomène s'accompagne d'une ségrégation sociale et spatiale en leur sein même, mais aussi sur l'ensemble des territoires désormais soumis à leur influence.
Je partage l'hypothèse de Guillaume Faburel pour qui c'est dans ces territoires exsangues que s'organise dorénavant une multitude de résistances ordinaires, impliquant la construction de nouveaux liens avec la terre qui pourraient être à l'origine d'une transformation sociale radicale.
Giovanni Fanelli et Roberto Gargiani, Histoire de l'architecture moderne – Structure et revêtement, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2008
Ce livre propose une réinterprétation magnifique de l'architecture de la fin du XIXème et du XXème siècle en mettant l'accent sur le rapport entre la structure et le revêtement. Il entrouvre la porte du secret de la bonne architecture qui tient dans l'expression juste de ce rapport, en fonction du site et du programme, dans un équilibre savant entre ce qui exprime la gravité et ce qui la nie.
Karim Basbous, Architecture & dignité, Éditions Conférence, 2022
L'auteur revisite la trilogie vitruvienne au regard du thème de la dignité dont il considère qu'il est resté dans l'ombre des traités. Cette dignité, qui nous fait tant défaut dans la grande majorité de la production architecturale actuelle, aurait comme archétype la colonnade sous fronton dont la force tectonique doit, aujourd’hui encore, rester un modèle.
En parallèle, et à la suite de son précédent ouvrage (Avant l'œuvre, essai sur l'invention architecturale, Les éditions de l'imprimeur, 2005), l'auteur démontre avec une grande pertinence combien le passage du dessin traditionnel "à la main" (il disegno) au dessin informatique conduit à une profonde mutation de l'architecture, et in fine à son appauvrissement.
Je suis persuadé de la véracité de cette thèse car, si le livre n'a peut-être pas totalement tué l'architecture comme le craignait Victor Hugo, l'ordinateur pourrait bien, cette fois-ci, l'achever.