Matière Grise : les livres de Claudia Mion, pour penser la beauté atemporelle de l'architecture
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Parce que les défis sociaux et environnementaux contemporains sont immenses, qu'ils mettent à plats les modèles architecturaux et les références intellectuelles, la rédaction d'AMC interroge les architectes, les enseignants et les chercheurs sur leurs livres pour penser le passé, le présent et le futur. Une "matière grise" à mettre en partage, pour fabriquer une nouvelle culture commune. L'architecte Claudia Mion, co-fondatrice de la maison d'édition Cosa Mentale et directrice de la maison d'édition Caryatide, expose sa bibliographie, qui puise dans l'histoire et l'art pour se recentrer sur un des fondamentaux de la discipline architecturale : travailler le « beau », au-delà des tendances et des effets de mode.
« Quand je pense à l’art, je pense à la beauté. La beauté est le mystère de la vie. Elle n’est pas dans l’œil, mais dans l’esprit. Dans notre esprit, il y a la conscience de la perfection. »
La Perfection inhérente à la vie est une série de conférences publiques prononcées par Agnes Martin de la même manière qu’elle a présenté son art, c’est-à-dire de façon succincte, énigmatique et profonde. Il s’agit de notes poétiques composées de manière dense et aphoristique, qui explorent les concepts de beauté et de perception, de travail/création et de conscience. À travers elles, Agnes Martin entend créer des impressions sur la façon dont on pense l’art et la vie.
Pour Agnes Martin, la vie d’artiste est un moyen de se libérer de toute peur et de toute confusion de l’existence ordinaire, ainsi que de chercher à embrasser la joie et la beauté d’une vie vraiment authentique. À travers la recherche de la vérité et de la beauté, elle tente de percer les murs de la construction mentale afin de percevoir les fondements plus subtils du sentiment sous-jacent, chaque tentative étant une contemplation unique de l’acte créateur.
Carlos Martì Arìs, Silences éloquents. Écrits d’art et d’architecture, Éditions Cosa Mentale, 2019
« Invoquer le silence est une figure habituelle de l’art contemporain. Mais toutes les invocations n’ont pas le même sens. Souvent, le silence n’est autre qu’un acte de reddition ou d’abandon exprimé sous la forme d’un défi ironique. Ce n’est qu’en de très rares occasions, en se projetant au-delà du langage, que le silence devient le terreau fertile de l’art. À ce moment-là, le silence est comme une source de laquelle peuvent jaillir, limpidement, les eaux du sens. »
C’est une forme de révolte spirituelle que Carlos Martí Arís met en lumière grâce à une analyse transversale de différentes expressions artistiques qui se mêlent et se rencontrent pour enrichir sa réflexion. Voici les mots-clés de ce soulèvement aux allures de manifeste : silence, contemplation, renoncement, transparence, anonymat et atemporalité. C’est une invitation à revenir à de grands thèmes éternels, à l’acceptation de la solitude et de la réserve qui accompagne ce positionnement en marge des modes, pour faire progresser l’œuvre en profondeur plutôt qu’en surface.
« Dire assez (au lieu de plus) signifie redéfinir ce dont nous avons réellement besoin pour
vivre une bonne vie. »
Ce court essai résonne toujours fort et s’exprime dans toute son actualité, alors que presque dix ans se sont écoulés depuis sa première publication en anglais. Le propos d’Aureli offre un regard critique sur la pratique architecturale et les questions fondamentales de la discipline, que ce soit dans le passé ou pour notre avenir. L’architecture, dont l’homme est le destinataire ultime, ne peut que se mettre à l’écoute des événements de l’actualité pour questionner en retour l’habiter, le bâtir et les façons d’en débattre.
Dans son texte, Pier Vittorio Aureli nous parle de résistance, de l’urgence de penser une alternative radicale, de la nécessité d’adopter un mode de vie (re)fondé sur le sens. Il y a dix ans, il posait déjà la question de savoir comment vivre ensemble et suggérait une vie détachée de l’impératif social de la propriété privée, de l’anxiété de la production et de la possession. Une vie où moins est juste assez. Il nous invitait à reconsidérer l’économie de moyens comme une attitude visant surtout à toujours porter un regard critique sur les moyens mobilisés dans un but défini.
Dans son livre, Aureli démasque habilement l’hypocrisie du capitalisme latent qui esthétise l’ascétisme, ce qu’il définit comme « austérité chic », tout en continuant de regarder avec espoir la possibilité de conserver l’idée du « less » comme point de départ. Il se veut donc le témoin d’une époque où le cadre théorique et critique de l’architecture nécessite, encore une fois, une profonde reconfiguration.
Paul Valéry, Eupalinos ou l’architecte – L’âme et la danse, Gallimard, 1941
« J’ai cherché la justesse dans les pensées ; afin que, clairement engendrées par la considération des choses, elles se changent, comme d’elles-mêmes, dans les actes de mon art. J’ai distribué mes attentions ; j’ai refait l’ordre des problèmes ; je commence par où je finissais jadis, pour aller un peu plus loin… Je suis avare de rêveries, je conçois comme si j’exécutais. »
En 1921, le poète Paul Valéry rédige un dialogue intitulé Eupalinos ou l’architecte. Il y met en scène un échange entre Phèdre et Socrate qui se retrouvent dans le monde des morts. Ils évoquent la figure d’un architecte, Eupalinos, et font de l’architecture une métaphore de l’acte de création. Le livre s’apprécie comme un dialogue hors du temps, comme une traversée du temps, un faisceau de lumière manifestant la quête intacte du Sens et du Beau.
Dans Eupalinos, Valéry distingue par la voix de son architecte trois types d’édifices suivant la « divine analogie » entre l’architecture et la musique : les édifices muets, parlants et chantants. Les édifices muets, aux dires d’Eupalinos, ne méritent que notre « dédain » ; « ce sont des choses mortes », des lieux désaffectés auxquels nous n’accordons aucune attention. Quant aux édifices parlants, clame notre architecte, « s’ils parlent clair, je les estime ». Quand Eupalinos aborde finalement la question des édifices chantants, on comprend qu’il ne s’agit plus de la fonction prosaïque des édifices parlants. C’est ici que l’analogie entre architecture et musique s’accomplit et s’affiche. Dans le milieu des édifices parlants, les chefs-d’œuvre d’architecture se distinguent en ceci qu’ils transforment ceux qui les contemplent, afin qu’ils deviennent autre chose que des usagers satisfaits de la commodité fonctionnelle des édifices qu’ils fréquentent par nécessité ou opportunité. Les chefs-d’œuvre architecturaux savent attirer l’attention sur eux sans que l’intérêt que nous leur accordons découle d’un besoin quelconque, si ce n’est celui de vouloir approfondir le plaisir que leur manifestation physique suscite en nous. L’édifice chantant possède le pouvoir communicatif d’émouvoir et de mettre en branle celui ou celle qui le contemple. « En le voyant, dit Valéry, on se sent devenir architecte !… »
Tout comme la belle musique nous enchante et nous captive, la belle architecture possède le pouvoir de projeter l’observateur dans un univers à part où il se retrouve à la fois « hors de soi-même » et « enfermé en lui-même ».
Claudia Mion, août 2023