Matière grise : les livres de Grichka Martinetti, pour travailler l'espace-temps

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© Victor Hugo par Nadar / Flammarion / Les Belles Lettres - Matière grise : les livres Grichka Martinetti

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Parce que les défis sociaux et environnementaux contemporains sont immenses, qu'ils mettent à plats les modèles architecturaux et les références intellectuelles, la rédaction d'AMC interroge les architectes, les enseignants et les chercheurs sur leurs livres pour penser le passé, le présent et le futur. Une "matière grise" à mettre en partage, pour fabriquer une nouvelle culture commune. L'architecte du patrimoine et enseignant-chercheur Grichka Martinetti, co-fondateur de l'agence PNG, expose sa bibliographie pour penser le rapport au temps et à l'histoire des bâtiments et des architectes, le temps qui passe et celui qui vient.

Je suis convaincu que le sentiment d’innovation est souvent lié à un manque de culture, dans le sens où l’on ne sait pas que cela a déjà été inventé, et qu’il est crucial de transmettre aux étudiants la culture de la novation. L’architecture n’est ni nouvelle ni révolutionnaire, car elle ne le peut pas, contrainte par son inscription plus ou moins durable dans l’espace et le temps, et cela est censé la préserver de la logique immédiate du marché et ses injonctions avec lesquelles nous sommes désormais parfaitement intimes.
Si elle est constituée d’une matière physique, directement intelligible et dont on parle beaucoup aujourd’hui quant à son poids environnemental, elle est aussi par sa nature disciplinaire, construite par une matière moins palpable dont une fine couche perdure à la surface des pages des ouvrages qui y sont plus ou moins dédiés. Les livres participent à son histoire, à sa réflexion, à sa transmission. Alvar Aalto aimait rappelait qu’il n’écrivait pas, il construisait ; cela ne l’empêchait pas de lire, ce qu’il faisait à n’en pas douter !

Pierre Caye, Durer, éléments pour la transformation du système productif, éditions Les Belles Lettres, 2020

L’architecture est pour l’heure, et comme nous tous, assignée à résidence sur un caillou de quelques milliers de kilomètres de diamètre qui parcourt le vide intersidéral. Ce frêle vaisseau spatial mérite notre attention et une pleine conscience des rouages à l’œuvre dans la société de consommation dont nous ne sommes pas encore sortis, et qui mute en économie verte. Ce que le philosophe Pierre Caye déjoue avec une grande intelligence dans cet ouvrage, s’inscrit dans la continuité de Critique de la destruction créatrice (Les Belles Lettres, 2015).

Adam Caruso, "The Tyranny of the new", Blue Print n°150-mai 1998

A la fin du XXe siècle, l'architecte Adam Caruso, alors à la tête d’une jeune agence londonienne, livrait un point de vue sur la nouveauté en architecture, qui serait lié à la loi du marché. Il plaidait alors pour une discipline réflexive et critique loin de toute publicité, en la ramenant à son histoire, au moins séculaire dans sa forme libérale, et son inévitable inscription dans un lieu et une culture. Comme chez Pierre Caye, le mythe de la tabula rasa y est écorné, tout en ramenant nos actes contemporains à des postures antiques, conscientes ou non, condamnant ainsi toute invention à un acte tautologique. Adam Caruso préfère voir dans l’architecture un discours, culturel, continu, à même d’inscrire durablement tout acte construit dans un moment contemporain.

Peter Blake, Form follows fiasco, éditions Little, Brown & Company, 1983

Dès 1983, Peter Blake livrait ses pensées d’architecte moderne désabusé, conscient d’avoir participé à un mirage, celui d’une architecture qui n’aurait finalement pas fonctionné. Passé le jeu de mots du titre, on y découvre le brûlot attendu qui migre doucement vers un propos relativement précurseur sur les bienfaits de la réhabilitation qui, selon l’auteur, donne souvent une meilleure vie aux bâtiments qui échouent sur nos rivages contemporains, et que certains architectes ont souhaité réparer au lieu de détruire pour faire place nette au modernisme plus tout à fait triomphant. Une lecture iconoclaste à diffuser largement.

Victor Hugo, Guerre aux démolisseurs, 1832

Le travail mené au sein du studio de projet "Le Rouge et le Noir" à l'Ensa Nantes tente de construire une culture autour de la réhabilitation des bâtiments qui, en France, s’est largement constituée autour de grandes figures de la littérature politiquement engagées. Si la notion de monument historique et son inscription dans la loi sont le fruit d’un long processus, tout se cristallise dans les années 1830 avec le travail de Ludovic Vitet et Prosper Mérimée du côté des institutions, et Victor Hugo du côté de la presse. Dès 1825, il s’insurgeait contre la destruction des monuments en France qui était, selon lui, liée à l’incurie du personnel politique à la manœuvre. « Chaque jour quelque vieux souvenir de la France s’en va avec la pierre sur laquelle il était écrit. » L’intérêt de ce texte est son contexte interne à l’auteur, celui de la publication en 1831 de Notre-Dame de Paris, roman dédié au bâtiment de même nom et à une réflexion philosophique toujours renouvelée, celle du progrès et de la fatalité.

Aristote, Histoire des animaux, IVe siècle av. J.-C., Flammarion, 2017

A mesure que chaque texte choisi nous ramène loin dans le temps, il est normal d’arriver à des textes fondateurs antiques. La figure d’Aristote m’intéresse tout particulièrement tant il a abordé tous les domaines de connaissance de son temps : biologie, physique, métaphysique, logique, poétique, politique, rhétorique, éthique, économie. Si certaines approches ont été dépassées par les découvertes scientifiques qui ont suivi, d’autres ne cessent d’étonner comme celle de la zoologie en allant jusqu’à écrire une Histoire des animaux. En faisant de l’être humain un animal politique, Aristote rappelle notre nature commune aux autres espèces qui, pour certaines, cherchent comme nous à se construire des abris dans un temps et un lieu donnés, avec les matières disponibles à proximité. J’y vois la métaphore simple de la situation complexe dans laquelle l’Humanité toute entière se trouve aujourd’hui.

 

Grichka Martinetti, avril 2023

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