Matière Grise : les livres de Philippe Prost, dans l'ombre des chefs-d'œuvre

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Parce que les défis sociaux et environnementaux contemporains sont immenses, qu'ils mettent à plats les modèles architecturaux et les références intellectuelles, la rédaction d'AMC interroge les architectes, les enseignants et les chercheurs sur leurs livres pour penser le passé, le présent et le futur. Une "matière grise" à mettre en partage, pour fabriquer une nouvelle culture commune. L'architecte Philippe Prost, Grand Prix national de l'architecture, praticien et enseignant respecté, expose sa bibliographie pour penser le rôle de l'architecte, réflexif face aux traces du temps et aux usages dépassés, parfois accablé par ses responsabilités. Surtout, des livres pour dépasser la part lumineuse des chefs-d'œuvre, de Michel-Ange à Claude Monet en passant par Venise.

Patrick Boucheron, Ce que peut l’histoire, éditions du Seuil, Paris, 2020

A l’occasion de sa leçon inaugurale au Collège de France le 17 décembre 2015, Patrick Boucheron nous dévoile sa vision de l’histoire et du métier d’historien. Ainsi au lendemain des attentats de 2015, il voit dans la statue de la République, comme dans la ville une manière de rendre habitable le passé et de réunir ses fragments en un tout ; il nous parle de formes urbaines mises en mouvement et transformées par les énergies sociales qui les animent. Il nous révèle l’histoire « comme une rhétorique de la séparation des temps » inventant des périodes par le regard porté par l’historien. N’ayant par définition ni commencement ni fin, l’histoire est pour Patrick Boucheron un art des discontinuités. Les temps de l’histoire comme les couches du sol de l’archéologue sont activées en fonction du regard, de l’analyse et des questionnements du moment.

 

Parce que l’histoire est une discipline scientifique vivante, et en perpétuel renouvellement, l’objectif de Patrick Boucheron est de réconcilier érudition et imagination pour mieux écarter « l’accomplissement du rêve des origines » qui serait « la fin de l’histoire ». 

 

Michel-Ange, Correspondance choisie, Klinscksieck, Paris, 2017

La lecture de cette correspondance est passionnante parce qu’elle nous parle du quotidien d’un des plus grands artistes de tous les temps, à la fois sculpteur, peintre et architecte, et ce sur une période longue de 68 années : la première lettre écrite à 21 ans est à destination de Laurent de Médicis ; la dernière à 89 ans, l’est 4 jours seulement avant sa mort. Ces missives nous livrent, l’une après l’autre, le profil insolite et méconnu de l’artiste.

 

Lettres familiales, lettres d’affaires, lettres à ses commanditaires, lettres traitant de questions techniques : elles nous racontent les doutes et les difficultés rencontrées au fil des années par un créateur, serait-il un génie comme Michel-Ange - tantôt au bord de la faillite, tantôt s’intéressant à l’achat de tel domaine ou demeure pour augmenter son patrimoine, avant de chercher à marier son neveu pour assurer une descendance à sa famille.

 

Obsédé par les questions d’argent, il l’est compte tenu de situations financières précaires qu’il connait régulièrement, devant faire l’avance de l’achat des blocs de marbre à Carrare, de la paie de l’équipe de son atelier comme des travaux qu’il mène, des difficultés à se faire payer par ses commanditaires, le tout l’obligeant à tenir une comptabilité serrée dont ses courriers rendent un compte détaillé. On découvre Michel-Ange ici sous les traits d’un entrepreneur qui nous fait oublier ceux habituellement prêtés à l’artiste.

 

Ecrivant en 1506 à Giuliano da Sangallo, Michel-Ange lui explique sa fuite de Rome, relatant s’être fait mettre à la porte par Jules II bien qu’il lui ait commandé son tombeau, Bramante ayant convaincu le pape de différer ce projet. Ces lettres ne nous éclairent en rien ou presque sur les pensées profondes de l’artiste, pas plus que sur ses œuvres mondialement connues. Ainsi quand Giorgio Vasari l’interroge en 1555 sur sa conception de l’escalier de la bibliothèque Laurentienne, avant d’entamer une description, il demeure évasif : « croyez bien que si je pouvais me souvenir comment je l’avais agencé, je ne me ferai pas prier… ». 

 

Les intermittences épistolaires, que l’on découvre dans cette correspondance, quand elles ne sont pas le fait de simples pertes, recouvrent des périodes où Michel-Ange travaillant sans discontinuer et écrasé de fatigue ne trouve ni le temps ni la force d’écrire.

 

Stéphane Lambert, Claude Monet. L’adieu au paysage, Paris, éditions l’Atelier contemporain, 2023

Démiurge, magicien, passeur tels sont les qualificatifs que Stéphane Lambert donne successivement à Claude Monet. Analysant le long travail de gestation des Nymphéas comme l’ultime série du peintre, après celles consacrées aux cathédrales, aux meules de foin ou encore à la gare Saint-Lazare ; il y voit un cycle gigantesque, où disparait l’horizon dans une forme d’adieu au paysage. En cherchant à rendre compte de tous les instants, à capter le déroulement du temps, Monet, après nous avoir fait découvrir comment la nature met en mouvement, en vie pourrait-on dire, édifices comme paysages, creuse encore plus profondément dans la matière liquide. A mesure que sa vue diminue, passant du ciel à l’eau, Monet jette les fondements d’un nouveau mouvement pictural encore à venir ; ces toiles qui seront présentées dans deux salles elliptiques adossées l’une à l’autre par le petit côté dessinant le symbole de l’infini. 

 

 

Casanuova, Authentique rapport sur la nécessaire disparition de Venise, Exils, Paris, 2021

Au moment où la Biennale d’architecture de Venise ouvre ses portes, offrant aux architectes et amateurs d’architecture du monde entier un excellent prétexte pour venir séjourner quelques jours dans l’antique cité des Doges, il faut absolument lire ce petit essai. Cet ouvrage qui s’annonce comme un rapport est en fait un redoutable pamphlet sur l’état d’épuisement touristique de Venise confrontée à la sur-fréquentation, au sur-tourisme, au tout commercial globalisé. Son auteur, qui tient à garder l’anonymat pour mieux dénoncer la crise, décrit les mécanismes et les attitudes qui sont en train de conduire à la disparition sous nos yeux de Venise au sens propre comme au sens figuré sous les effets conjugués de l’eau, des touristes et de la marchandisation générale.

 

Face à ce désastre annoncé, il prône la construction d’une réplique comme cela a été fait pour la grotte de Lascaux, pour l’offrir au grand public afin de réserver l’authentique Venise aux Vénitiens et à une élite. Si le diagnostic est cruel et bien réel, la solution proposée pourrait être plus démocratique : il suffirait d’imaginer qu’il faille réserver sa place pour visiter la ville, comme on le fait désormais pour les musées afin d’éviter la saturation touristique et ses effets collatéraux. Après tout, cela ne reviendrait-il pas à prendre Venise pour ce qu’elle est, à savoir un musée d’architectures à ciel ouvert et un conservatoire de paysages. 

 

Patrick Henry, Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, Rennes, Editions Apogée, 2023

L’urbanisme au prisme des sols, tel est l’objet du livre passionnant de Patrick Henry, fruit du cours qu’il donne à l’ENSA-Paris-Belleville, qu’il nous fait partager à travers une vision tout à la fois rétrospective et prospective. L’auteur nous rappelle la succession ininterrompue des structures de gestion créées pour les besoins de l’aménagement du territoire, tout comme celle des documents règlementaires et des lois qui tout au long des XXe siècle et XXIe siècle se sont accélérées au point de nous donner le tournis et surtout de s’empiler dangereusement jusqu'à devenir inapplicables et faire perdre à l’aménagement toute forme de trajectoire au long court.

 

De la loi Cornudet (1919) obligeant les villes de plus de 10000 habitants à se doter d’un plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension à la loi Climat et résilience (2021) avec son objectif de Zéro Artificialisation Nette pour 2050, c’est toute la question de l’urbanisation et des modalités de sa mise en œuvre qui n’ont jamais cessé d’évoluer se heurtant aujourd’hui aux défis environnementaux et climatiques. 

 

Après que les tracés aient longtemps décidé de la forme des villes, l’auteur voit dans les traces enregistrées dans les sols le futur de l’urbanisme, nous invitant à les prendre en compte dans toute leur épaisseur au sens propre comme au sens figuré (historique, géologique, hydraulique, technique, vivante…). Le sol nous oblige à prendre en compte le temps long. De ce point de vue, la loi pour l’archéologie préventive (2001) marque sans doute un tournant dans l’appréhension des sols comme tout à la fois, une mémoire des temps et un vecteur d’avenir. S’intéresser à la mémoire que renferme les sols, c’est se donner la possibilité d’envisager l’avenir en échappant aux dangers du présentisme régnant. La métropole-jardin, imaginée par Yves Dauge dans les années 1970 en Val de Loire, apparaît à l’auteur comme une approche à la fois globale et locale, comme un horizon pour aborder autrement l’aménagement des villes et du territoire.

 

Repartir du sol, c’est la perspective de revenir aux fondamentaux, afin de penser et mettre en œuvre une approche de l’aménagement respectueuse de l’environnement, voyant dans le sol un bien commun.

 

Philippe Prost, mai 2023

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