Matière grise : les livres de Véronique Patteeuw, ou "ce qu'on savait déjà"

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© OASE / Rue de l'échiquier - Les livres de Véronique Patteeuw, "Ce que l'on savait déjà"

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Parce que les défis sociaux et environnementaux contemporains sont immenses, qu'ils mettent à plats les modèles architecturaux et les références intellectuelles, la rédaction d'AMC interroge les architectes, les enseignants et les chercheurs sur leurs livres pour penser le passé, le présent et le futur. Une "matière grise" à mettre en partage, pour fabriquer une nouvelle culture commune. L'architecte et enseignante-chercheure Véronique Patteeuw, contributrice de la revue OASE, et co-commissaire de la biennale d'architecture de Rotterdam 2022, expose sa bibliographie : ou "ce qu'on savait déjà".

Il existe de nombreuses raisons pour plonger dans de vieilles archives, des placards poussiéreux et des livres défraîchis et malodorants. Mais qu'est-ce que cela peut signifier de réactiver un texte écrit il y a 50 ans ? Quel intérêt pourraient avoir les paroles d’un historien, d’un architecte ou d’un homme d’affaires écrites dans les années 1970 et 1980 ? À l'ère de la transition écologique et de ses répercussions dans le champ architectural, l’histoire récente de l’architecture est une source incroyable face aux défis qu’amène le nouveau régime climatique.

Dennis Meadows, Donnella Meadows, Jorgen Randers, Les limites à la croissance (dans un monde fini), Ed. Rue de l’échiquier, 2022 (1972)

En 1972, le Club de Rome, un groupe international d'universitaires, d'hommes d'affaires, de diplomates et de chefs d'entreprise profondément préoccupés par les conditions de vie sur la planète Terre, publie le rapport Les limites à la croissance. Basé sur des simulations informatiques - une technologie nouvelle à l'époque – le rapport étudie le comportement combiné d'un ensemble de facteurs menaçant la société humaine sur Terre : l’augmentation exponentielle de la population, la production agricole, l’épuisement des ressources non renouvelables, la production industrielle et la pollution. Les conclusions des chercheurs étaient alors terrifiantes : si aucun changement n'était apporté aux tendances historiques de la croissance, les menaces pesant sur l'habitabilité de la Terre deviendraient évidentes au courant du XXIe siècle, entraînant un déclin soudain et incontrôlable des sociétés humaines. En 1972, les tendances pouvaient néanmoins être modifiées de manière à établir une condition de stabilité écologique et économique durable, dans un avenir lointain. Mais l’humanité devait – selon les chercheurs – s’efforcer d'agir en conséquence très rapidement, afin d’atteindre l’équilibre global : "Cet effort suprême est un défi pour notre génération. Il ne peut être transmis à la suivante."

 

Accueilli par la presse comme "l'un des documents les plus importants de notre époque", le rapport a connu un énorme succès, avec non moins de 3 millions d’exemplaires vendus dans le monde, en 30 langues différentes, 12 000 exemplaires envoyés à des chefs d’État et plusieurs révisions et mises à jour publiées depuis 1972 (notamment en 1992, 2002, 2012 et 2022). Il a également suscité beaucoup de critiques et de rejets, certains qualifiant le livre d'ouvrage "vide et trompeur" ou encore le déclarant comme "prêt pour la poubelle".

 

Cinquante ans après sa première publication, ce rapport reste d’une extrême actualité. Au cours des cinq dernières décennies, des recherches ont démontré qu'il donnait un aperçu remarquablement précis de la détresse mondiale que nous rencontrons aujourd'hui. Car, et ce malgré les efforts déployés depuis 1972 pour parvenir à un développement durable, notre monde a progressé grosso modo selon les voies décrites dans ce texte. L'architecture n'a pas été neutre dans cette affaire : elle a facilité et stimulé la croissance économique tout en contribuant à une empreinte humaine toujours plus grande, à des émissions de carbone exponentielles, à l'extraction de ressources et à la perte de biodiversité.

 

Comment alors garder confiance dans le projet architectural ? Alors que la plupart des humains sont préoccupés par l'espace et le temps qui les entourent immédiatement, très peu de gens ont une perspective globale qui s'étend loin dans le futur. C'est exactement cette perspective que le livre explore. Il dresse un tableau inquiétant mais également plein d'espoir quant aux causes et conséquences du changement climatique, et quant aux possibilités réelles de nouvelles voies, certes plus radicales, vers un avenir vivable.

Kenneth Frampton, "Toward a Critical Regionalism: Six points for an architecture of resistance", The Anti-Aesthetic, Essays on Postmodern Culture, Bay Press, 1983

En 1983 l’historien anglo-américain Kenneth Frampton publie "Towards a Critical Regionalism : Six points pour une architecture de résistance", un texte défendant une alternative à la menace d'universalisation dont il était alors témoin. L'appel de Frampton développe plusieurs points philosophiques, avant de défendre les conditions topographiques et climatologiques d'un site, la tectonique de la construction architecturale et la sensibilité tactile de l'architecture. Pour l’historien, c'est dans les conditions spécifiques d'un contexte local qu'une approche alternative peut être envisagée : une approche dans laquelle le tactile surpasse le visuel, la tectonique l'emporte sur la scénographie, et l'hybride est privilégié par rapport à l'homogène.

 

Le travail d'architectes comme Álvaro Siza ou Jørn Utzon était alors, d'après Frampton, ancré dans les conditions locales de leurs sites. C'est en résistant à la fois au fonctionnalisme réducteur de l'architecture moderne tardive, et à l'esthétique superficielle de l'architecture postmoderne nouvellement acclamée, que ces architectes et d'autres ont élaboré une approche architecturale inspirée par les conditions dans lesquelles leur pratique était enracinée. Selon Frampton, au sein de ces projets, une certaine forme de résistance semble se développer au moment précis où la culture devient un concept global. En d'autres termes, au début des années 1980, Frampton défend le "régionalisme critique", une position architecturale qui, dans le cadre des tendances à la mondialisation, s'efforçait de trouver une forme d'indépendance culturelle, économique et politique.

 

A l’heure actuelle, ces notions regagnent un intérêt particulier. Si Frampton voyait une forme de "résistance" dans des architectures régionalistes, la notion nous offre des perspectives pertinentes 40 ans plus tard, face à la pénurie des ressources, à des questions importantes d’énergie et quant à la réversibilité des structures. Dans cette perspective, en France notamment, un certain nombre d’architectes développent, depuis plusieurs années, des projets qui s’éloignent des registres esthétisants voire formalistes, au profit d’une prise de conscience sociale et écologique. Leurs projets contribuent aujourd’hui à un discours émergent qui touche au rôle de l’architecture dans le nouveau régime climatique. Ils s’intéressent au problème des biens communs ; ils marquent un tournant matériel ; ils explorent la notion du prendre soin - qu’il s’agisse de prendre soin des habitants, de la planète, ou tout simplement de l’architecture existante, qu’elle soit extraordinaire ou ordinaire.

 

Véronique Patteeuw, mars 2023

 

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