Qui sont les architectes? Par Bernard Marrey - Livre
- Margaux Darrieus
- Livres
Pour ceux qui n’ont pas encore le livre de Bernard Marrey, "Architecte, du maître de l’œuvre au disagneur", paru aux excellentes éditions du Linteau, il est encore temps de se plonger dans ce texte, malheureusement toujours d’actualité, qui retrace le long déclin du statut des architectes et la réduction progressive de ses prérogatives.
Les architectes sont-ils des chefs d’orchestre, initiés aux sciences que sollicite l’art de bâtir, mais spécialistes de rien ? Des organisateurs de chantier mais pas des prescripteurs de solutions techniques ou des producteurs de discours, des sortes de caution artistique à tout projet de construction ? La définition n’est pas facile à formuler. Les pistes de réflexion tendraient même à désacraliser la haute vision que la profession a d’elle-même. Autant le dire, lire l’ouvrage de Bernard Marrey n’est pas une partie de plaisir pour les architectes, car la critique y est sourde mais perceptible : la profession est responsable de sa propre déroute. Pourtant, l’évolution du métier au fil des siècles éclaire sur ses difficultés actuelles, son corporatisme aléatoire et sa course à la reconnaissance. Elle explique la diversification des compétences qui a vu disparaître le "maître de l’œuvre" au profit de l’équipe de maîtrise d’œuvre. Comme le rappelle l’auteur en introduction, si le mot architecte, apparu au XIe siècle n’a pas changé, ce qu’il désigne a inévitablement évolué avec le temps. Que s’est-il donc passé depuis que Brunelleschi mêla audace et compétences techniques pour réaliser la coupole de la cathédrale de Florence (achevée en 1471), dépassant ainsi le statut de coordinateur du chantier pour devenir l’inventeur de l’œuvre ? L’intérêt de ce livre réside dans les liens qu’il tisse entre l’évolution de la société et celle de la pratique de l’architecture (changement de régimes, guerres, reconstruction, crises économiques, etc.).
La sacralisation d'un statut
L’occasion de se demander si les architectes et leurs institutions ont toujours pris les bonnes décisions. On retiendra cet étonnant 14 février 1887 où une partie de l’Académie des Beaux-Arts protesta "au nom du goût français méconnu, au nom de l’art et de l’histoire français menacés, contre l’érection en plein cœur de notre capitale, de l’inutile et monstrueuse tour Eiffel", comme représentatif de la scission constitutive à l’organisation de la profession entre l’architecte et l’ingénieur, l’architecture et la construction. En s’adossant toujours aux instances du pouvoir pour accéder à la commande, les architectes ont préféré sacraliser leur statut plutôt que déployer leurs compétences techniques. Que deviendront-ils si le pouvoir politique, assailli de lobbys plus puissants (comme les majors de la construction par exemple) leur tourne le dos ? Engoncés dans leur doctrine, les architectes ont été dépassés par les ingénieurs qui ont su faire évoluer leurs savoir-faire et les transmettre. Perret et Corbu n’y ont rien changé, car on (re)découvre dans le livre les malfaçons de l’église du Raincy (1923) et de la villa Savoye (1931). La lumière surgit peut-être des années 1970, lorsque l’équipe Piano-Franchini-Rogers s’associe à l’ingénieur Peter Rice pour concevoir et réaliser le Centre Pompidou (1971-1977). "La création architecturale est moins que jamais une affaire d’esprit sauveur ou de génie solitaire. Elle naît d’une collaboration entre techniciens bienveillants et utilisateurs informés. C’est cette pratique-là qui demande le plus de compétences personnelles en même temps que le plus de renoncement au culte du “créateur”", écrit Renzo Piano, cité par Bernard Marrey. À méditer.
Architecte, du maître de l’œuvre au disagneur, Bernard Marrey. Éditions du Linteau, 2013, 170 p., 20 €