"Une profession affaiblie par la restriction croissante de ses missions", par Paul Chemetov
Paul Chemetov
A l'occasion des quarante ans de la loi de 1977 et de la publication des premiers décrets d'application de la loi LCAP, AMC ouvre le débat: faut-il et comment légiférer sur l'architecture?
Grand chantier lancé en octobre 2015 par le ministère de la Culture, les 30 mesures de la Stratégie nationale pour l’architecture ont été préparées en amont par trois groupes de travail. Paul Chemetov a piloté le groupe "Développer", avec Lucie Niney et Christine Edeikins.
Extrait du numéro 247 - décembre 2015-janvier 2016 d'AMC.
L’architecture française dont on vante le regain, comme les réalisations hors de France, que les Pritzker Price attribués à Jean Nouvel et Christian de Portzamparc semblent récompenser tout entière, est aujourd’hui confrontée à une crise sans précédent depuis la dernière guerre. La situation économique: aujourd’hui, sur les 47000 diplômés en activité, 30000 sont inscrits à l’Ordre et 28000 à la Mutuelle des architectes français. Sur ce nombre, 9500 seulement ont au moins un salarié, guère plus de 300 structures comportent plus de dix architectes, de statut salarié ou libéral. Vingt pour cent seulement des adhérents à la Mutuelle des architectes français déclarent un montant de travaux qui suppose un chiffre d’affaires supérieur à 500000 euros (ce qui correspond aux débours d’une structure minimale sans possibilité d’investissement par manque de trésorerie). Une récente étude révèle que le revenu moyen des architectes est inférieur à 2500 euros par mois. Nous nous trouvons donc face à une situation de crise et une profession atomisée, affaiblie économiquement par la restriction croissante de ses missions au seul permis de construire, ou au mieux à l’assistance à la passation des marchés de travaux.
Une telle situation, par l’abandon de la conduite de chantier, déqualifie les architectes dans leur rôle de constructeurs, dont ils sont les seuls en Europe et dans le monde à assurer la responsabilité décennale et trentenaire. Elle déqualifie de la même façon les entreprises qui ne confrontent plus leur exécution aux exigences de détail, de formes et de sens, portées par les architectes. Construire ce n’est pas seulement respecter des normes, c’est pérenniser des formes habitables, donc historiques, symboliques et sociales. Ce qui faisait la singularité et la qualité de l’architecture française, l’attribution des projets publics par concours –qui en a permis aussi le renouvellement– a aujourd’hui perdu une grande partie de ses vertus, par la diminution des investissements publics et, pour y remédier, le recours aux partenariats public-privé de toutes formes. L’économie mixte est mise en question, et même dévoyée quand les entreprises privées ont un budget annuel supérieur à celui du secteur public –Apple, Google, Amazon par exemple– ou quand le leader de la promotion privée est surnommé le "ministre du Logement-bis".
"L’augmentation exponentielle du nombre de candidats et l’arbitraire qui en résulte dans le choix des trois à cinq équipes retenues à l’issue d’une présélection –dont le procès-verbal n’est pas communiqué, pas plus que les raisons du choix final– met en cause aujourd’hui le principe même des concours."
Dans ce contexte, l’augmentation exponentielle du nombre de candidats et l’arbitraire qui en résulte dans le choix des trois à cinq équipes retenues à l’issue d’une présélection –dont le procès-verbal n’est pas communiqué, pas plus que les raisons du choix final– met en cause aujourd’hui le principe même des concours. Dans cette situation, où les chances d’être retenus à la présélection ne dépassent pas en moyenne 1% des candidatures présentées par ceux qui, de façon régulière, répondent aux consultations, l’ouverture des concours publics français à des architectes n’exerçant pas en France, si elle témoigne d’une grande ouverture d’esprit, pénalise les architectes français par l’absence de réciprocité qui leur interdit l’accès aux marchés publics des pays dont nous accueillons les architectes. De plus, le seuil de 170 m2 –même réduit– qui permet d’éviter l’intervention de l’architecte dans la construction de maisons individuelles, et dont les conséquences sont multipliées par les lotissements, a tout à la fois restreint le champ d’activité des architectes et surtout coupé ceux-ci d’une pratique formatrice: celle de la maison individuelle et privée, par la même occasion, nos concitoyens d’un rapport vivant à l’architecture contemporaine.
Cerise sur le gâteau, la loi Boutin permet que les logements, même aidés, et les espaces publics ne soient pas attribués au projet choisi par un jury, mais à l’offre jugée la moins-disante par le maître d’ouvrage, en contradiction avec les principes de la loi MOP. Toutes ces dérives expliquent qu’en France, 70% du volume des travaux que les architectes devraient étudier et contrôler échappe à leur compétence. Le nombre des architectes en France, soit 0,46 pour mille habitants est un des plus faibles d’Europe. Comment espérer en augmenter le nombre et les missions (exercice libéral, conseil, fonction publique, enseignement, critique architecturale) dans ces conditions? Les mesures que nous proposons conditionnent la sortie de cette situation."