Voyage dans les limbes rossiennes
- Margaux Darrieus
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L’ambitieux essai de l’architecte franco-turc Can Onaner propose de déconstruire l'inquiétante étrangeté qui émane des réalisations d'Aldo Rossi, en puisant ses outils dans la psychanalyse.
Il y a quelque chose d’effrayant dans la rigueur et l’austérité de l’architecture d’Aldo Rossi, quelque chose de grave qui la distingue dans la famille postmoderne où on la range souvent un peu vite. Comme la cour de l’école primaire de Broni (1969-1970), aussi cruelle que celle d’une prison. On a déjà vu cent fois les fenêtres carrées des maisonnettes à toiture double pan qui peuplent ses projets et les triangles équilatéraux qu’il fait fontaine ou pont selon les lieux. Où les a-t-on vus précisément ? Partout, et nulle part à la fois. Ces formes élémentaires sont le spectre d’une culture commune, les fantômes de nos souvenirs d’enfants. D’où l’inquiétante étrangeté freudienne qui enveloppe quiconque longe les tombeaux du cimetière de Modène (1971-1978), alignés tels des cabines de plage. Le malaise qu’infuse la production rossienne par la répétition compulsive de symboles semble universel. L’ambitieux essai de l’architecte franco-turc Can Onaner propose de déconstruire ce sentiment, de sonder les inconscients en puisant ses outils dans la psychanalyse pour saisir, à partir d’une relecture originale des écrits et de la production italienne de Rossi, la complexité du processus créateur qui en est à l’origine. Il invite à un voyage dans des limbes dont l’aridité du texte se plaît à accentuer l’obscurité, ce temps suspendu mis en place par Rossi dans des projets imaginés comme des espaces en attente de l’événement qui les fera vivre.
Ascétisme
« L’architecture doit être peu caractérisée, elle ne doit être manifeste que dans la mesure où elle sert l’imagination ou l’action », écrit Rossi dans Autobiographie scientifique. Selon Can Onaner, le type (la cabine de plage, le théâtre, la colonne, etc.) qui nourrit le procédé de répétition rossien, contient en latence l’énergie capable de le bouleverser. Par son utilisation, Aldo Rossi signerait un contrat masochiste donnant gré à l’usager de travestir la froideur de l’espace mis en place. Au fond, et la richesse iconographique de l’ouvrage en est la meilleure illustration, qu’importe l’intérieur des bâtiments et leurs usagers – jamais montrés, c’est l’image qui prédomine. Dans l’œil de Rossi, l’ascétisme de l’architecture n’est pas une aridité, c’est « un phantasme punitif nécessaire à la libération et au plaisir défendu », analyse Can Onaner. Dès lors, et c’est une leçon pour nos sociétés contemporaines qui prônent l’innovation à tout prix, la nouveauté chez Rossi n’est pas dans la solution formelle mais dans son utilisation. Tels ces enfants qui rient, crient et réinventent à chaque jeu la cour monumentale et froide de l’école de Fagnano Olona (1972-1976).
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Aldo Rossi architecte du suspens, en quête du temps propre de l’architecture, Can onaner.
Métis Presses, 2016, 175 p., 34 €.