Eduardo Souto de Moura : "La règle, aussi scrupuleuse soit-elle, peut être interprétée"
- Dominique Machabert
- 13/10/2015 à 15h30
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L'École d'architecture de Paris–Val-de-Seine accueille mardi 20 octobre 2015 à 19 heures l'architecte portugais Eduardo Souto de Moura.
Nous publions à cette occasion l'entretien qu'il nous avait accordé (AMC n°219).
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Auteur d’une soixantaine de bâtiments principalement réalisés au Portugal, Eduardo Souto de Moura, Pritzker Prize 2011, travaille actuellement en France sur des projets à Guérande, Bordeaux, Marseille, et à La Défense avec un projet de tour. Il nous livre dans cet entretien des réflexions sur son mode de travail et l’évolution de sa pensée, commente sa stratégie de projet, et porte un regard renouvelé sur sa production architecturale.
Après Álvaro Siza en 1992, c’est à vous, dont l’essentiel de l’œuvre est construit dans votre pays, que le Pritzker Prize a été décerné en 2011. Fernando Távora parlait d’une « façon portugaise de faire », peut-on y voir une raison qui pourrait expliquer cette consécration ?
Je ne trouverais rien à redire à l’attribution d’un prix international, équivalent du Nobel, s’il allait au cinéaste Abbas Kiarostami dont la majorité du travail se déroule en Iran. Toutes proportions gardées, je rappelle que Fernando Pessoa a écrit toute sa poésie sans bouger de Lisbonne. Et Miguel Torga, Portugais lui aussi, dit quelque chose qui convient tout à fait, je trouve, à la question : « L’Universel c’est le local sans les murs ». Concernant le prix qui m’a été attribué en 2011 et qui est allé à Wang Shu en 2012, je crois que l’on cherche à distinguer, dans la production architecturale, une autre voie que celle qui vise l’image. Je ne me sens le représentant que de moi-même, mais il est vrai que je suis Portugais, que je vis au Portugal et que je fais les choses « d’une certaine façon ». Il y a dans l’histoire du pays une propension à faire « petit », peut-être en raison de sa taille et de sa modestie, même au moment de sa toute-puissance au temps des grandes découvertes. Il y a aussi, qui nous vient de notre histoire, une aptitude à nous adapter. Et plutôt que d’utiliser la force et le nombre que nous n’avions pas, les Portugais en outre-mer ont fait preuve d’intelligence, d’empathie et de pragmatisme devant les situations, en les transformant mais à peine. Il leur aurait été impossible de faire autrement. Et pourquoi d’ailleurs l’auraient-ils fait en cherchant à inventer ce qui fonctionnait déjà ? Cela donne une façon de voir le monde. Moi-même, dès mes débuts, j’ai procédé ainsi. J’ai utilisé la pierre parce qu’elle était moins chère que le béton et non comme une rêverie.
En architecture, il m’importe en premier lieu de résoudre des problèmes concrets et de me doter des moyens les plus simples et les plus immédiats pour y parvenir. J’ai de ce point de vue, dans l’approche, une proximité avec la culture vernaculaire. Ce sont toujours des raisons concrètes qui expliquent l’avènement des choses. Il arrive qu’elles parviennent à s’en échapper pour rejoindre un statut spécial, autonome.
D’une « façon portugaise de faire », si elle existe encore, je me souviens d’un petit cahier, acheté à l’aéroport de Bahia au Brésil, portant sur le règlement portugais pour bâtir les maisons. Tout y est scrupuleusement et rigoureusement consigné jusqu’à la mention finale du texte qui dit : « … et si possible, symétrique ». Ce qui signifie et autorise que la règle, aussi scrupuleuse soit-elle, peut-être interprétée. J’aime cette marge de manœuvre.
Cela rappelle cette « tolérance » suisse dont vous faites part à propos de votre bâtiment sur le campus Novartis à Bâle et qui, selon vous, participe d’une bonne architecture…
C’est exact. Les mesures en Suisse sont strictes mais laissent une tolérance – j’adore ce mot – en fonction des situations. Ce n’est pas 4 ou 5 ni 4,50 mais « entre 4 et 5 ». À la fin, c’est bien construit, grâce à cette tolérance pourvoyeuse d’exactitude, plus que ne le prétendent les règlements quand ils sont fermes et définitifs. Pour des raisons similaires, j’ai également trouvé en Belgique, pour un crématorium à Courtrai, une très bonne compréhension. Il convient de laisser une marge de manœuvre qui, contre toute attente, permet d’atteindre des objectifs parfois supérieurs à ceux que l’on prévoit. Je ne suis pas contre les règlements, mais ils finissent par devenir une affaire de gros sous.
Quels sont les choix qui ont déterminé votre parcours, au moment où le Portugal sortait de 48 ans de fascisme ?
À mes débuts, l’époque était au postmodernisme. Mais pour moi, le régime de Salazar que la révolution venait de déposer était pétri de ces valeurs qui réclamaient frontons et colonnes. De plus, le pays n’avait pas connu la période « moderne » et voilà que nous devions être postmodernes dans un pays où tout manquait et qui nécessitait de véritables moyens conceptuels pour se transformer. Pour ma part, il m’était impossible de jouer les héros en rejoignant une sorte de rêverie moderne dans un contexte bien différent de celui des avant-gardes. J’ai choisi alors une certaine voie, celle d’un « néoplasticisme » avec en droite ligne Mies Van der Rohe qui, pragmatique, s’appuyait sur la construction et les matériaux pour réaliser rapidement des structures issues de l’industrie. Ce que j’ai trouvé dans Mies ce n’est pas un intérêt pour la forme mais pour la construction de la forme et la recherche des moyens les plus adaptés que chaque époque a pour parvenir à ses fins.
Alors que les circonstances m’offraient des murs de pierre, c’est avec eux que j’ai fait mes premiers projets. Quand c’est devenu trop cher, j’ai commencé à construire en brique, en béton puis en fer et en verre, tentant toujours de résoudre la vieille équation : matériau, système constructif, langage. La question pour moi n’était pas – et pas davantage aujourd’hui – de chercher à donner une signification. Une porte est une porte. Et une fenêtre sert à la lumière et à la ventilation. Rien d’autre. Si en ouvrant une porte ou une fenêtre, parmi les mille façons de le faire, celle-ci présente un avantage supplémentaire, alors tant mieux. Mais l’intention première n’est pas celle-là. Le stade de Braga est d’abord un stade qui sert à jouer au football et à assister à la partie. Si l’on trouve, de là-haut, que le paysage est beau, que la montagne est belle et qu’il est agréable de se retrouver sur place, alors c’est encore mieux.
On connaît votre réticence à parler d’architecture comme art, même dans le cas d’un stade hors du commun.
C’est l’adhésion collective qui décide d’en faire une œuvre d’art. Je ne crois pas que le poète écrit en se disant qu’il est en train de faire un chef-d’œuvre. La destinée du texte lui échappe. Sinon, c’est comme offrir un cadeau avec le prix marqué dessus. J’avais, au départ, une énorme volonté de transformer la réalité. Une certaine désillusion politique consécutive aux espoirs qu’avait fait naître la révolution m’a appris, pour moi-même, que des changements étaient possibles mais en y mettant les mains, en faisant de l’architecture. Je le fais avec énergie et urgence. Je travaille à partir de « flashs ». C’est comme de jouer au flipper. Je n’ai pas de meilleure visualisation du projet que celle-ci. On sait que la balle est irrémédiablement appelée par le trou et l’on fait tout pour éviter les pièges, les impasses, les couloirs, les dangers, la médiocrité en essayant de maintenir la balle en jeu le plus longtemps possible. Le temps est fondamental. Et on s’en sort tant bien que mal en faisant des écueils rencontrés, plutôt que de s’en plaindre, parfois des atouts.
Concernant votre attitude, diriez-vous qu’elle est artisanale ?
Ce que j’aime dans l’artisanat ce sont les défauts, le signe humain par excellence. Il se peut qu’en tentant même de les rattraper, on fasse des trouvailles. J’aime la pierre, ses textures, ses couleurs qui varient avec le temps, comme on le voit dans le centre culturel Miguel Torga à Sabrosa, un de mes bâtiments récents. C’est autre chose que de dormir dans la même chambre d’hôtel, avec les mêmes couleurs et la même lampe à San Francisco, à Bombay, ou à Paris. Parce que mon corps est comme il est, je fais faire mes vêtements sur mesure. Et les commentaires du tailleur sont intéressants car je vois comment il s’en sort avec les « défauts » pour que tout paraisse bien à la sortie.
Diriez-vous que vous visez une architecture sur mesure ?
J’aime l’artisanat mais je ne veux pas d’un monde artisanal, fait à la main, sur mesure. J’aime aussi la production industrielle, systématique. J’aime les contrastes, le spécial et le banal. Cependant l’un ou l’autre ne dépend pas de moi mais des circonstances. Ce qui est beau dans une piscine, c’est l’eau. Alors, si le client a de l’argent, je lui proposerai, plutôt que des petits carreaux en céramique, des pierres de marbre juxtaposées dont on polira les joints. Mais il m’intéresserait tout autant d’inventer une piscine pour deux mille maisons, en utilisant dans ce cas du PVC qui donne à l’eau un aspect uniforme et lisse.
Il y a dans votre « façon de faire » une grande proximité entre pensée, projet et chantier.
Le projet c’est le chantier dématérialisé. Il convient alors de dessiner le code pour que le matériel puisse être construit. Mais c’est devenu de plus en plus difficile et j’ai la sensation, quand ça ne marche pas, d’être une sorte de héros ridicule. La difficulté grandissante d’apporter le moindre changement au projet m’inquiète. C’est un recul pour l’architecture qui est devenue une production de spécialités animées par des projects managers.
Il y a aussi la proximité des gens, et de vos collaborateurs surtout. Votre agence en compte une vingtaine.
C’est beaucoup mais indispensable pour avoir la force de frappe qu’il faut pour les concours. L’idéal serait une douzaine afin de pouvoir réunir tout le monde autour d’une table, hiérarchiser les questions, les urgences. On arrive ainsi à établir des rapports personnels qui sont précieux. J’aime cela et j’en ai besoin car ça me socialise. J’ai besoin d’entendre parler du dernier film, du dernier roman, des résultats du foot, de discuter des dernières décisions du gouvernement. Outre le fait que c’est agréable, c’est nécessaire à la création d’une ambiance car on ne peut exiger des gens le meilleur sans s’intéresser à eux. J’ai quelques scrupules à les faire venir le dimanche ou à les retenir tard le soir. J’ai dans l’idée que les conjoints doivent m’en vouloir. On me dit que non.
Je ne saurais pas travailler sans cette proximité que j’ai toujours connue auprès de Távora, de Siza et d’autres. Quand on me demande ce que c’était l’École de Porto, je dis que c’était une ambiance, une atmosphère, une certaine façon de travailler, « de vivre » disait Távora.
Peut-on dire que vous cherchez à maintenir cette atmosphère, garantie d’une qualité des projets ?
Si c’est le cas, c’est à mon insu. C’est naturel, comme respirer. Mais je pense que c’est la meilleure façon de travailler parce que nous avons tous besoin les uns des autres et que nous sommes ensemble de nombreuses heures. Il faut donc rendre la nécessité agréable, sinon c’est l’enfer. On ne fait rien de bon si l’on est contre. Contre son patron, contre le dessin, contre le temps, contre le client… Il faut être bien ou pas trop mal, sinon autant laisser tomber.
Vous avez longtemps parlé du côté « bricolage » de votre production. Des projets à grande échelle comme le métro de Porto, le stade de Braga, des tours à Porto, Barcelone, Milan, en Chine peut-être, vous ont-ils obligé à changer de démarche ?
Je me souviens d’une phrase de mon livre de philosophie au lycée : « L’intelligence, c’est la capacité de s’adapter à de nouvelles situations. » On ne peut donc faire une maison comme on fait une tour de 26 étages. Il importe, en effet, en pareils cas, de se poser la question de l’échelle. Un enfant n’est pas un petit homme pas plus qu’un homme n’est un grand enfant. De même on ne peut pas étirer un projet pour le rendre plus grand. Alors comment s’y prend-on ? Pour le stade, on a beaucoup travaillé à partir de maquettes plutôt qu’à partir de croquis. Il arrive, en d’autres circonstances encore, qu’il soit plus opportun de travailler en 3D.
À propos du dessin, instrument légendaire de l’enseignement à Porto, il semble que vous dessinez moins qu’avant. Serait-ce que vous travaillez et pensez plus vite ?
À propos du dessin, c’est vrai, je dessine beaucoup moins qu’avant. On a moins de temps. Avec les maquettes on voit tout, tout de suite : le concept, les proportions, la lumière. Avec les maquettes, on change, on manipule, on coupe, on dessine par-dessus…
Après une période de doute, l’arrivée de projets plus importants au milieu des années 1990 m’a redonné de l’enthousiasme même si je continue à aimer les « petits » projets. Mais avec les « grands », il y a quelque chose qui change. La géographie ouvre d’autres perspectives. Un stade pour jouer au football certes, mais il faut des tribunes pour 30 000 personnes, des studios de télévision pour des millions d’autres, des parkings, des voies de circulation, des cafés, des restaurants… Le passage d’un métro, c’est tout un territoire qui change. Il m’a fallu trois jours pour dessiner la main courante de l’escalier de chez moi, très élégante. Ce n’est pas le même projet que de dessiner le même objet pour un métro où un million de personnes, chaque jour, y poseront la main. Les choses doivent respirer d’une autre façon.
À chaque projet sa stratégie dites-vous…
C’est vrai, mais il ne faut pas y voir une volonté de vouloir systématiquement faire différent. Il m’arrive fréquemment de redessiner mes projets pour les réutiliser. Je copie et recopie sans vergogne. Pourquoi vouloir changer ce qui marche. Pour le stade de Zurich – concours que nous avons perdu – j’ai essayé autant que possible d’y rentrer celui de Braga en l’adaptant aux nouvelles conditions, aux moyens, au système constructif, à l’échelle, au climat général… À la fin, c’est un autre stade mais qui ne tombe pas du ciel. Il y a toujours une tradition sur quoi s’appuyer.
Quand je ne sais pas quoi faire, je pratique ce que j’appelle « l’osmose ». Une maison dans l’Alentejo, au sud du Portugal, je ne peux la faire ni ancienne ni moderne. Alors je prends un livre sur l’architecture dans l’Alentejo et j’en redessine toutes les maisons, comme une gymnastique. J’ai dans l’idée que quelque chose se passe et se dépose, à mon insu, dans mon esprit. J’appelle ça « l’osmose ».
En raison de la crise, les projets se font rares au Portugal. Regrettez-vous ne de pas y travailler davantage ?
Bien sûr. L’architecture ne se décide pas dans un bureau mais en dehors, avec d’autres gens, un client, des collaborateurs, des règles, un ingénieur. Je dois dire à ce propos que je me rapproche désormais beaucoup de l’ingénieur. Il m’accompagne dès la première visite du site. Quelque chose se passe et l’on sait très vite le comment, le pourquoi, la faisabilité, le coût des choix immédiats. Je veux dire par là qu’il m’est plus facile de travailler dans un monde s’il m’est familier. Chez soi, on est immédiatement disponible, il y a moins d’inertie. On peut se rendre sur place le matin même et sauver une situation dans la journée.
Cependant, avec les lois européennes, cette différence, cette exception portugaise dont on parle encore a fini par s’éteindre. On y vit des situations aussi stupides et irrationnelles qu’ailleurs. Imaginez un cardiologue qui se désintéresserait de la pneumonie de son patient au prétexte que ce n’est pas sa spécialité. Voilà le genre d’anomalies que nous vivons.
Mais je pense que bientôt les choses vont à nouveau changer, que l’on va à nouveau mélanger les choses. Parce que c’est plus raisonnable et qu’il n’y aura personne pour s’y opposer. On vit dans un monde complètement carré, codifié, tenu par la technocratie qui veut isoler le monde, nous éloigner des réalités locales, des pays et des sites et les rendre abstraits. On ne peut pas travailler indéfiniment ainsi, bloqués par des normes irrationnelles et des contrats définitifs. La crise obligera à plus de raison et à changer.