Luca Nichetto, designer : "sans risques, où va la création ?"
Figure montante de la relève de la grande génération du design italien, Luca Nichetto partage son temps entre Venise et Stockholm.
Avez-vous toujours voulu être designer ?
Non, mais c’est la force d’attraction du contexte familial. Je suis né à Murano. Ma mère décorait le verre, toute ma famille et mes amis étaient dans ce monde-là. Le simple fait de créer quelque chose faisait partie de mon quotidien. J’ai commencé à travailler le verre en 1999 avec Salviati et Foscarini. Puis, de fil en aiguille, après avoir obtenu un diplôme de design industriel de l’IUAV, j’ai dessiné des vases, des lampes et, fin 2004, j’ai ouvert un petit studio à Venise.
Pensez-vous que le métier a évolué depuis vos débuts ?
Tout a changé. Le design est un organisme en perpétuelle évolution. Chacun a sa propre définition de la discipline. Pour moi, le design est indissociable de la notion de production. Qu’il s’agisse de petites séries fabriquées artisanalement à la main ou de milliers de pièces en plastique injecté, il y a production. Pour les pièces uniques, par contre, ce n’est pas du design. Je viens par exemple de créer le service à café Sucabaruca pour Mjölk (cafetière, filtre et tasses) pour une galerie de Toronto, mais avec l’objectif d’en produire au moins 200 exemplaires.
Avec votre collaboration avec Nendo ou encore à « 50-50 », la collection développée avec De La Espada, vous semblez valoriser plus l’humeur collaborative que l’ego ?
L’ego existe toujours car sans lui, pas de processus créatif. Mais le travail en réseau et les collaborations rendent le onde plus vaste. Y compris au sein du studio, où nous communiquons beaucoup à distance, entre Venise et Stockholm par exemple, par des SMS, des réunions via Skype ou des envois de croquis par mails. C’est d’ailleurs comme cela que nous avons travaillé avec Oki Sato pour la collection Nichetto = Nendo présentée à Milan en 2013. Oki m’a envoyé une dizaine de croquis de projets depuis Tokyo, j’en ai sélectionné trois ou quatre et les ai renvoyés annotés, accompagnés de quelques autres idées… Et la partie de ping-pong, ou plutôt de « tanka » (un type de poésie japonaise comparable aux cadavres exquis) a commencé ! Au final, nous avons présenté sept typologies de produits mariant nos deux cultures : fauteuil, tabouret, bougeoir, étagère, lampe, paravent et même un tapis.
Quel est le mode de fonctionnement de votre studio de design ?
Nous sommes trois personnes à Venise et deux à Stockholm actuellement, plus quelques stagiaires de temps à autre. Je ne veux pas grossir beaucoup plus, car à partir d’une certaine taille d’agence, il faut multiplier les contrats uniquement pour pouvoir assurer le fonctionnement financier de la structure. Ce qui me semble absurde. C’est encore plus flagrant aujourd’hui avec la crise économique et je n’arrête pas de voir, y compris à Stockholm, des stars du design italien qui courent après les clients tous azimuts pour pouvoir continuer à faire tourner leur agence. Certes, je ne prétends pas ne pas avoir moi aussi une liste de clients assez longue. Mais c’est plutôt par nécessité. Il m’a en effet fallu aller frapper à de nombreuses portes à mes débuts, y compris chez de petits éditeurs, car en Italie les leaders du secteur avaient tendance jusqu’à tout récemment encore à ne travailler qu’avec les designers ultra-reconnus de la génération précédente.
Pensez-vous que se dessine un nouveau modèle économique ?
Oui, car d’un autre côté, on voit aujourd’hui de jeunes designers, totalement frustrés de ne pas pouvoir collaborer avec des éditeurs, se tourner vers l’autoproduction. Mais ce n’est pas si simple, car si l’on n’a pas le profil entrepreneurial aiguisé d’un Tom Dixon ou d’un Marcel Wanders, ou le réel soutien d’un investisseur, cela n’ira pas loin… Un autre problème – et non des moindres – est que la plupart des entreprises ne savent plus repérer le talent chez un designer. Elles sont tellement frileuses qu’elles ne savent plus évaluer la valeur de la personne qu’elles ont en face d’elles.
Qu’est-ce qui fait que les entreprises ne sont plus capables de faire la différence entre un designer et un styliste ? Le marketing ?
Certainement, car comme le disait Achille Castiglioni : « Si le marketing avait été dominant à mes débuts, je n’aurais jamais fait aucun best seller ! » En analysant en permanence des chiffres et des données, le marketing est un outil qui permet de minimiser les risques. Mais sans risques, où va la création ? En tant que designer, j’ai pu vérifier que la multiplication des compromis est toujours contre-productive. Tous les produits que j’ai dessinés et qui ont eu du succès – commercial ou médiatique – n’ont jamais cherché à répondre à un cadre rigoureusement prédéfini. À l’inverse, les autres ont même été des flops retentissants !
Est-il vraiment différent de travailler avec des marques italiennes et avec des marques scandinaves ?
C’est en effet très différent. En Italie, la passion et le savoir-faire des fabricants permettent de résoudre des problèmes, y compris à la dernière minute, et j’irais même jusqu’à dire que c’est de la contrainte que naît le résultat, ce qui, soit dit en passant, est une des forces majeures du made in Italy. À contrario, en Scandinavie, si le problème n’a pas été identifié, voire « programmé », dès le début, on arrête tout.
Quelle est pour vous, aujourd’hui, la définition d’un produit réussi ?
Faire un beau produit qui ait à l fois une élégance et un vrai confort, en y insérant un minimum d’innovation « invisible », cette dernière étant liée aux nouvelles exigences d’expédition, de stockage ou de recyclage, voilà ce qu’est pour moi aujourd’hui un produit réussi. Il suffit d’observer le fauteuil Hai que j’ai conçu pour la marque finlandaise One Nordic Furniture, avec un dossier repliable afin de pouvoir être conditionné dans un carton plat, pour saisir cette notion.
- Interview publiée dans le numéro spécial Intérieurs 2014 d'AMC
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